Treemonisha à Bordeaux : opéra cœur à chœur
Cette nouvelle production de la maison d’opéra bordelaise s’inscrit dans le cadre de la Commémoration de la journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. L’œuvre du célèbre compositeur de ragtime Scott Joplin (Maple Leaf Rag, The Entertainer, etc.), écrite en 1911, mêle formes lyriques classiques (airs, récitatifs, chœurs) et expressions afro-américaines (ragtime, groove syncopé, chorégraphies, etc.), elle ne sera véritablement créée qu’en 1972, au Morehouse College d’Atlanta.
Une communauté d’esclaves affranchis, mais vivant toujours des plantations de cannes à sucre, est placée sous la domination, mentale, de superstitions, et physique, de "sorciers" manipulateurs et sans scrupule. Treemonisha, fille trouvée sous un arbre, tel l’arbre de la Connaissance, incarne le Salut, l’élévation et l’émancipation, version laïque, qu’apporte l’éducation. Féministe et écologiste avant l’heure, Treemonisha est désignée comme la cheffe de sa communauté, sur la base de sa capacité à guider ses ouailles vers la rédemption, le bien-agir et l’éveil de la conscience.
La mise en scène de Claire Manjarrès, symbolique et dépouillée, fait écho à l’imprégnation profondément religieuse du message moral que comporte le livret, également écrit par le compositeur.
Les compositions et déplacements des chœurs, personnifiant la communauté, les gestes différenciés de chacun, les investissements par les protagonistes à travers la scène et la salle de l’Auditorium de Bordeaux, relèvent d’une lecture où les relations entretenues entre les êtres, leur singularité comme leur grégarité, prennent une haute signification. Cette conception scénique est à la mesure de la dimension éthique du drame, avec ses valeurs et ses vertus encadrées par l’opposition franche entre le Bien et le Mal. Elles sont constamment déclamées par plusieurs personnages, tous habités par l’esprit et la lettre de la prédication. Ils se hissent alors sur quelques promontoires, dont un bûcher côté jardin et une pyramide de bottes de paille côté cour, au centre de laquelle sont partiellement dissimulés le piano et les percussions.
Les costumes de Marion Benagès sont simples chez les cultivateurs ou chamarrés chez les sorciers, et intègrent tous, lors de certaines scènes, la paille des décors, arrachée à leur botte, en guise de camouflage ou de déguisement – notamment en épouvantail ou en chamane vaudou.
La paille est le matériau polymorphe, attrape-tout, du décor, rappelant le dénuement, la fragilité, l’illusion, mais aussi, dans une dimension crypto-religieuse, l’étable d’où naîtra et vaincra la lumière contre les forces de l’obscurantisme.
Les lumières de François Menou, en cohérence avec sa scénographie, soulignent de leurs rais de projecteurs, les personnages du livret conçu et narré comme une parabole. L’éclairage se fait rose comme une aube enfin réchauffée par le soleil quand surviennent les moments d’émotion et de conscience collectives.
L’ensemble donne au spectacle la dimension naïve et surjouée d’un monde de grandes marionnettes.
Le plateau vocal, aux rôles nombreux, sert avec bonheur une intrigue aux enchaînements rapides et resserrés, dans laquelle circule, constamment et sans obstacle, une énergie tribale et vitale. Elle émane de parties solistes qui semblent puiser directement dans celles dévolues aux chœurs, inscrits dans le double sillage des choreutes antiques et de la chorale Gospel. Tous sont prélevés dans le grand vivier du Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, qui démontre ainsi la qualité vocale de ses membres.
La soprano Marjolaine Horreaux est une Treemonisha solaire, sensible et scintillante, qui déploie ses grandes volutes vocales à partir d’un vibrato naturel, d’un soutien sans faille et d’un timbre de bol tibétain. Figure charismatique, elle emporte ses disciples, vers la Lumière.
Sa mère, la Monisha de la soprano Amélie de Broissia, présente un instrument efficace, bien sonnant et roucoulant, mais aux registres moins homogènes que sa fille, l’aigu comportant quelques aspérités. Mais elles concourent à donner à son chant ses tonalités de pleureuse, figure inspirée de l’antique comme de la Mère universelle – ici la vierge déplorant la perte de l’Enfant, apparu prodigieusement.
La Lucy de la troisième soprano, María Goso, aux brèves apparitions, est bien vivante et vibrante, avec son timbre de sucre roux, ses glissandi de prophétesse annonçant le rapt de Treemonisha.
Les rôles masculins sont insaisissables, aux identités parfois réversibles, aux accoutrements et déguisements caractérisés, qui s’offrent en contraste avec la pureté, sinon l’homogénéité, tant vocale que physique, du trio féminin.
Le Remus, héros et fiancé, du ténor Olivier Bekretaoui, compose un personnage tour à tour exposé et en retrait. La projection, jusqu’à quelques aigus au timbre de rocaille, assure la ligne claire, et le suave du médium.
Ténor également, Mitesh Khatri à la voix alerte, au larynx agile et au timbre angélique, donne à ses deux personnages, Andy et Cephus, leur caractère ambigu, comme hésitant entre les deux mondes, celui du Bien et celui du Mal.
Loïck Cassin donne à Ned un timbre barytonnant de cendres chaudes, qui convient à son rôle de père. La voix raisonne et résonne dans l’espace social et acoustique, hésitante dans la consolation puis davantage assurée et posée dans l’exposition, au troisième acte, d’un discours au bon sens convenu.
Pierre Guillou place dans la bouche de Simon quelques notes discrètement lumineuses, tandis que trois voix graves, malfaisantes, terminent la distribution. Le baryton Jean-Philippe Fourcade est un Zodzedrick au nasillement irrésistible, les deux basses, Jean-Pascal Introvigne en Ludd et Simon Solas en Parson Alltalk, ont des instruments de tribun, projetant leur partie comme autant d’invectives sonnantes et trébuchantes.
Salvatore Caputo dirige en coryphée l’ensemble des forces scéniques, distribuant finement, non seulement les entrées vocales mais également les gestes chorégraphiques. Il va parfois jusqu'à mimer, tel un double souffleur, de paroles et de mouvements.
Le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux témoigne de sa vitalité et de son écoute mutuelle, mises au service d’un travail approfondi de la partition. Il produit des rubans sonores à la trame fastueuse ou broussailleuse, dans l’expression de l’Harmonie ou du Chaos. Il effectue les chorégraphies de Laurianne Douchin, immédiates et irrésistibles, en y engageant une Joie du Corps et du Cœur, palpable sur l’ensemble des visages.
Le pianiste Martin Tembremande, véritable maître de cérémonie, démontre les ressorts de virtuosité et d’expressivité placée dans l’eau lustrale de son instrument symphonique, tandis qu’Alexis Duffaure, aux percussions, vient ajouter gravité, solennité ou théâtralité d’un djembé idéal aux contours saillants du drame.
Tous sont longuement et joyeusement applaudis, sur le rythme syncopé du finale, par le public à deux doigts de se mêler à la danse, à la fois sensuelle, geste vital, et orante, prière laïcisée.