La Bohème à Montpellier dans la nostalgie du Paris des années folles
Orpha Phelan indiquait pouvoir réaliser « des centaines de versions différentes de La Bohème et ne faire que cela pour le restant de [s]es jours ». La présente production (en coopération avec l’Irish National Opera où elle fut déjà représentée) est effectivement totalement différente de celle qu’elle avait produite pour l’Opéra de Malmö (et dont il existe une captation vidéo). Elle demeure pour Montpellier au plus proche du livret, à ceci près que l’action est transposée dans les années folles (comme l’avait d’ailleurs fait Jonathan Miller à l’Opéra de Paris, ou plus récemment Barbe et Doucet au Théâtre du Capitole).
Vu le vaste espace scénique, l’appartement mansardé des quatre artistes devient un loft dont les larges ouvertures et le maigre poêle conservent l’aspect froid. Il est aménagé de plafonniers d’inspiration industrielle, d’œuvres d’art métonymiques, d’un matelas de camp miteux qui deviendra le lit de mort de Mimi et de caisses qui permettent en quelques secondes l’aménagement rapide d’une table de fortune par exemple, pour installer les vivres à l’arrivée de Schaunard. Cette fluidité dans le changement de l’espace permet de ne pas couper le drame et facilite l’immersion du spectateur. Elle tient aussi au déplacement des panneaux qui constituent les décors entre les actes.
L’Acte III est visuellement le plus accompli. Le plateau y est ouvert par la levée de certains panneaux. La neige tombe poétiquement du plafond côté cour pour s’échouer sur les planches. Le travail d’éclairage de Matt Haskins y contribue grandement en donnant à la nuit un magnifique bleu sombre très naturel dans lequel se mêle la brume, les lumières des lampadaires, celles sortant de l’intérieur de l’auberge et le foyer rougeoyant au centre.
Durant l’ensemble de la pièce, l’éclairage apporte la clarté et chaleur nécessaires pour mettre en valeur le visage et l’expression des protagonistes. De nombreux déplacements sont chorégraphiés (par Muirne Bloomer). Cela améliore le dynamisme tout en conférant un certain ordre à la virevoltante effusion du café Momus au deuxième acte mais peut nuire au naturel de certaines situations. Le spectateur peut en effet avoir quelques difficultés à se repérer dans les nombreux déplacements du premier acte et l’excès de gestes dans l’emberlificotage de Benoit (le propriétaire) nuit paradoxalement à son effet comique. La vivacité et les couleurs du plateau gardent le public attentif et en haleine mais il n’en est pas toujours de même pour l’orchestre.
Dès le célèbre motif ouvrant la pièce et durant tout le premier acte, le volume semble bridé, les motifs principaux manquent de structure et de développement. La vivacité des tempi ne se fait pas au bénéfice de l’intensité de la musique. Ceux-ci s’avèrent d’ailleurs fluctuants perdant occasionnellement le plateau et nuisant à la netteté de l’apposition des notes de chants sur celles de l’orchestre. Les explosions mélodramatiques si caractéristiques de la musique de Puccini n’émaneront que lors du déchirant final. Les passages resserrés et plus intimes (au troisième acte en particulier) avec un accompagnement léger (bois, harpe et/ou pizzicato) dénotent en revanche la qualité des solistes et un sens certain de la finesse dans l’interprétation conduite par Roderick Cox.
Le Chœur maison préparé par Noëlle Gény, enthousiaste et énergique, est un acteur majeur de l’effervescence de l’Acte II et tend même à tirer l’orchestre qui reprend quelques couleurs à son amorce. Sa coordination est implacable même dans la rapidité. La précision des pupitres est manifeste, en particulier ceux de femmes, plus exposés en "midinettes" à l’Acte II ou en "campagnardes" à l’Acte III. Les choristes s’impliquent efficacement dans les mouvements et chorégraphies d’ensemble. Il en va de même pour le Chœur Opéra Junior, par ailleurs uni et vif dans le chant.
La soprano Adriana Ferfecka incarne Mimi. Ses lignes de chant sont exécutées avec souplesse. La clarté du timbre correspond à son personnage. Elle module sa voix pour laisser entrevoir au public les doutes, les faiblesses voire la maladie de la jeune brodeuse. Les effets sont utilisés pour renforcer le caractère et avec suffisamment de parcimonie pour ne pas nuire au texte ou à l’intention. Les poussées sont efficaces et ne déforment pas la qualité du chant.
Rodolfo prend les traits de Long Long. Après un début de premier acte peu nuancé où le placement de certaines accentuations interroge, il rentre pleinement dans son personnage lors du « O soave fanciulla ». L’ensemble de la palette vocale se déploie alors sur le reste de la pièce allant des lumineuses poussées d’aigus à une déclamation plus intérieure. Les duos avec Mimi sont vocalement saisissants grâce à la puissance des voix comme à leur harmonie.
Le Marcello de Mikołaj Trąbka est régulier et endurant sur l’ensemble de la pièce. Sa voix de baryton forte et claire offre un riche assortiment d’intonations au service de la complexité du personnage. L’articulation structure le chant. Il affirme son autorité au deuxième acte dans la sévérité de sa jalousie à l’encontre de Musetta.
Cette dernière est chantée par la soprano lyrique Julia Muzychenko. Ses qualités d’actrice servent le piquant tout comme l’humanité du personnage. Elle pétille dans l’effeuillage sur lequel elle chante le fameux « Quando m’en vo » avec un costume évoquant Marlène Dietrich. La voix est juste et l’aigu fin. Le timbre manque cependant d’un soupçon de cristallinité pour convenir parfaitement à ce rôle et certaines pirouettes sont partiellement esquivées dans la mélodie.
Dongho Kim incarne un Colline au grave bien ancré, profond et accrocheur. Bien qu’impliqué scéniquement, le Schaunard de Dominic Sedgwick peine à faire ressortir l’éclat du personnage dans sa voix parfois couverte par l’orchestre. Celle de Yannis François (Benoît et Alcindoro) est effacée. Le marchand de jouet Parpignol (Hyoungsub Kim), le sergent (Jean-Philippe Elleouët de Montmorency), le douanier (Laurent Sérou) et un vendeur (Alejandro Fonte) sont issus des rangs du chœur. Leurs interventions promptes mais précises contribuent au dynamisme du drame.
Portée par une mise en scène colorée et sans temps morts ainsi que le bon niveau général du plateau vocal, La Bohème à l’Opéra de Montpellier captive son public tout au long de la soirée sans pour autant émouvoir visiblement aux larmes. La salle manifeste son enthousiasme à la fin de la représentation par des applaudissements francs et répétés pour les artistes qui réitèrent leurs saluts.