Luisa Miller sous le prisme de la cabale temporelle à l'Opéra d'Avignon
La mise en scène conserve les lieux du livret et demeure proche du drame écrit par Salvatore Cammarano d’après Schiller (Cabale et Amour). Cela permet au spectateur de se repérer aisément dans cette œuvre relativement peu donnée pour un Verdi. Les décors se constituent de modules gris matérialisant les murs sur lesquels sont dessinées en hauteur des arches gothiques en guise de fenêtres. Ces modules efficacement amovibles favorisent ainsi des changements d’espaces fluides tout en contribuant à certains effets théâtraux comme le resserrement des parois au troisième acte : comme le destin se refermant sur les protagonistes.
Frédéric Roels propose une mise en perspective du drame dans son rapport à la temporalité. La liaison entre Luisa et Rodolfo intervient en effet trop tard, après des promesses respectives de mariage par leurs pères à Wurm et à Federica. Le drame expose les conflits entre les générations, des pères défendant l’ordre établi contre leurs enfants et faisant fi de l’amour. Le dénouement des qui pro quo intervient lui aussi trop tard et dans une temporalité que seule la mort assurée des personnages aura permise, une fois toute échappatoire à cet amour fatal définitivement écarté.
Ces aléas chronologiques empêchant une romance simple et heureuse sont manifestés dans la mise en scène par une omniprésente grande horloge abimée, d’inspiration industrielle, située au milieu du plateau. Ses aiguilles tantôt transformées en épée dans les mains de Rodolfo, tantôt tombant du ciel lors du duel avorté entre Wurm et Rodolfo viennent appuyer ce caractère dangereux et funeste du temps.
Le dérèglement temporel est aussi exploré dans les costumes, signés par Lionel Lesire tout comme les décors. Ils sont pour la plupart d’inspiration vingtième siècle et plus ou moins colorés, mais s'y retrouvent aussi des robes semblant de temps plus anciens comme celles de Federica et de Luisa ou encore de larges manteaux colorés à capuches pour les gardes armés de carabines. La tenue de Wurm, entièrement rouge des chaussures jusqu’à la perruque, reprend trait pour trait les codes associés au personnage de Méphistophélès (canne, haut de forme, manteau à cape…). Elle contribue ainsi à faire du personnage une pure incarnation diabolique. Cet état est par ailleurs mis en avant dans la mise en scène, en particulier lors de l'épisode où il force Luisa à rédiger sa lettre de faux aveux tel un pacte faustien pour sauver son père. La longue robe violet foncé à revers rouges de Federica renforce la lignée noble de son personnage ainsi que la majesté de son entrée au premier acte. Le manteau marron et le pantalon bouffant dans lesquels flotte Rodolfo peinent par contre à faire ressortir chez lui le rayonnement du jeune premier.
La gestion des masses et des nombreux chœurs intervenant dans la pièce est aussi efficace visuellement que par sa dynamique. Si la direction d’acteurs des personnages secondaires insiste sur leur symbolique et souligne leur importance, celle des deux amants manque souvent de naturel. C’est notamment le cas de leur (certes très longue) agonie au troisième acte dont certains soubresauts auraient gagné à être transformés en maintien d’une étreinte plus intime. Leurs émotions apparaissent souvent simulées plus que vécues.
La voix d’Axelle Fanyo s’accorde aux tourments du rôle-titre. Elle supporte très bien les poussées sans les déformer et peut ainsi être qualifiée de lirico spinto. Sa puissance lui permet de passer l’orchestre en toute circonstance et de s’individualiser en soulignant la spécificité de son personnage dans les tutti avec les chœurs. Le timbre est empreint de chaleur mais se colore ponctuellement de facettes plus brutes pour laisser entrevoir les failles de Luisa.
Sehoon Moon propose un Rodolfo au timbre pur et lisse. Il se montre précis dans la mélodie. Les aigus sont élégants et somme toute relativement sobres pour ce répertoire. Les plus férus de contre-ut italiens, éclatants et prolongés (et parfois plus démonstratifs que nécessaires) resteront donc sur leur faim. Les duos avec Luisa sont musicalement harmonieux, même si parfois légèrement déséquilibrés en termes de puissance en faveur de la soprano.
Mischa Schelomianski incarne un Wurm délicieusement haïssable. Le machiavélisme transparait dans le jeu tout comme dans les inflexions de la voix. Il joue avec les aspérités de son timbre de basse pour renforcer son caractère et dévoile des lignes de chant aux reliefs pertinents.
Le Comte Walter de Wojtek Smilek possède dans sa voix l’autorité nécessaire pour le rôle. Il le prouve à la fois par l’implacabilité de ses intonations, un volume surpassant le reste du plateau mais aussi un débit posé et sans empressement qui donne au public l’impression d’imposer son propre rythme.
Gangsoon Kim en père Miller présente une voix souple et une technique de souffle au service de la continuité des lignes de chant. Celles-ci apparaissent cependant parfois monotones et manquent de mordant dans les attaques pour accrocher pleinement l’auditeur. Il se retrouve ainsi souvent au second plan dans les ensembles voire les duos.
La Duchesse Federica de Sarah Laulan possède un charisme agréablement surprenant pour ce personnage. La voix est souple et offre un vaste ambitus dans lequel elle se meut avec diligence. Le chant est ainsi homogène sur l’ensemble de la tessiture. La profondeur de certains graves est remarquée, au premier acte en particulier.
Julien Desplantes issu des rangs du chœur chante un Contadino au timbre fluet mais délicat. Le personnage de Laura sous les traits de Cécile Lastchenko s’intègre avec facilité au chœur de villageois et transmet au public son empathie.
La chronologie ayant façonné mortellement le destin des amants se montre donc au contraire favorable à celui de la représentation de ce soir. Le public de l’Opéra Grand Avignon, en plus d’exprimer son enthousiasme régulièrement en fins d’arias, applaudit l’ensemble des protagonistes et les invite à revenir saluer plusieurs fois à la fin du spectacle.