À Limoges, Pagliacci en pages faits divers
Après Ariane à Naxos, Pagliacci. D’un répertoire à l’autre, d’un romantisme tardif à un vérisme affirmé, le duo formé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil revient à Limoges avec la même volonté de faire du genre lyrique le support d’une réflexion sur le monde moderne et ses dérives. En 2022, dans l’œuvre de Richard Strauss, il était question du rapport entre l’art et l’argent (notre compte-rendu). Cette fois-ci, le duo du collectif Le Lab use des (més)aventures de Paillasse pour évoquer rien de moins que la question des violences conjugales dans l’époque moderne. Elle est loin, aussi, la Calabre d'un 15 août au XIXème siècle, et c’est ici au sein d’un hôpital psychiatrique que se noue l’inéluctable drame.
Dans cet univers médical, et même franchement carcéral, Canio est ainsi un clown déjà déchu : dès le début du spectacle, une vidéo diffusée sur un écran central fait état, façon documentaire, de faits de violences commises sur sa compagne par cet homme « en proie à une charge affective et à une détresse intenses », dixit un expert psychiatre plus vrai que nature. Pendant qu’un comédien lit de funestes vers extraits de l’acte final d’Othello (« Je vais te tuer et je t’aimerai encore après »), le mari violent est ainsi interné et, dans le cadre de sa prise en charge thérapeutique, il est invité à rejouer son crime, là, entre des murs blanchâtres et entourés de fous. Lui, le clown, se trouve donc forcé de jouer une drôle de comédie : non pas celle consistant à faire rire son public, mais celle devant lui permettre d’aller vers le repentir.
Comme un lion en cage
La vidéo est largement utilisée, avec interventions d’experts et d'avocats dès le premier acte pour poser le contexte judiciaire et médical, et au II des plans montrant des « fous » de l’unité psychiatrique faisant leurs courses en ville ou prenant le bus, comme pour mieux montrer sans doute que la folie (et la violence ?) ne se cantonnaient pas aux unités spécialisées.
Beaucoup d’images donc, mais qui, étant placées au début de chaque acte, ont toutefois le mérite de ne pas divertir l’attention outre-mesure en coupant l’action sur scène. Une scène où le décor conçu par le duo Clarac-Deloeuil évoque tout d’un environnement froidement médical : murs défraîchis, mobilier rudimentaire, et cage pour camper cette chambre d’isolement dans laquelle Paillasse se trouve comme un lion dont un gros nounours est un pendant apportant une touche d’innocence dans cette atmosphère de démence.
Renforcés par les effets de lumière discrets mais précis de Rick Martin, les costumes sont pour le moins binaires : d’un côté des agents de sécurité et des infirmières, de l’autre des internés, genre de clowns sans visages avec masques et chapeaux pointus. Seuls les habits rouge et jaune vifs des acteurs de la vraie « commedia », actifs complices de la funeste reconstitution qui mènera Canio (et non Silvio et Nedda) à sa propre mort, apportent une touche de chaleur dans un spectacle où les voix, elles, sont hautes en couleur.
Alejandro Roy (en Canio, alias Pagliaccio) se montre aussi à l’aise vocalement que scéniquement : la voix est puissante et pénétrante, le timbre saillant, et le fameux « Vesti la giubba» est servi par une intonation éplorée et des rires convulsifs d’une pleine crédibilité. Une crédibilité tout aussi palpable dans l’incarnation d’un clown faisant moins rire que peur et qui vient mettre fin à ses propres jours dans ce qui est bien plus une comédie médicale que sentimentale.
Claudia Pavone incarne Nedda alias Colombina d'une manière tout aussi remarquée, avec son soprano sonore et percutant, pleinement épanoui dans l’aigu, et ce jeu aussi grave que guilleret selon qu’il s’agisse de jouer l’amante ou d’être Colombine.
En parfait amoureux éconduit et bientôt vengeur, Sergio Vitale prête au rôle de Tonio alias Taddeo un instrument de baryton solidement charpenté, quand Philippe-Nicolas Martin use lui d’un baryton non moins râblé et rond en émission pour Silvio. Enfin, Néstor Galván incarne Beppe alias Arlequin d'un charisme certain, au ténor fringuant porté par un médium nourri et par une ligne de chant passant avec une même aisance du forte au mezza voce. Bien plus furtivement, le ténor Martial Andrieu et le baryton Christophe Di Domenico se distinguent par l’assurance et la vitalité de leurs interventions.
Dès le prologue, depuis des cordes enflammées jusqu’à des cors capiteux, chacun des pupitres de l'Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine parvient à se faire intensément expressif, un feu sonore dont la flamme ne faiblit jamais sous la baguette de Pavel Baleff. Quant au Chœur maison préparé par Arlinda Roux-Majollari, en plus d’une implication scénique de tous les instants, il est fidèle à sa solide réputation musicale : sonore, précis, et d’un parfait équilibre entre chacune des tessitures.
À ce Chœur et à l’Orchestre, aux solistes vocaux, mais aussi à une mise en scène visant finalement moins à détourner le livret qu’à lui donner une dimension contemporaine dans son propos, le public réserve une chaude ovation faite d’applaudissements et de « bravis » généreusement scandés depuis les balcons.