Des Archipel(s) poétiques et désenchantés à l’Opéra Comique
Créée en 2016, réunissant enfants et adolescents de 8 à 25 ans, cette Maîtrise Populaire continue son parcours créatif sous la direction de Sarah Koné et désormais selon également les vœux de Louis Langrée nommé en 2021 à la direction de l'Opéra Comique.
Les Maitrisiens, au cœur de ce projet contemporain, ont ainsi participé, lors d’ateliers collectifs, à l’élaboration du livret, avec Adrien Borne, qui a mis ses qualités d’auteur littéraire au service des enfants pour rester au plus près de tous les thèmes qu’ils souhaitaient intégrer à l’écriture.
Ces enfants défendent désormais sur scène, avec fougue et professionnalisme, leur projet, investissant le plateau en illustrant à chaque scène la dimension complète de leur formation (technique vocale bien sûr, mais aussi danse, claquettes, théâtre, formation musicale…).
Au centre de ce Conte moderne et âpre, lointain reflet d’un Peter Pan actuel, un enfant grandit dans une colonie rigide et structurée, où ses congénères sont dressés à ne pas penser par eux-mêmes et à obéir aux injonctions d’une sorte de triumvirat maléfique répondant aux noms des caravelles colombiennes : Nina, Pinta et Santa-Maria. Ces autocrates féminines sanglées dans des tailleurs noir et blanc très stricts façon PDG du CAC40 pré-destinent ces enfants-robots, quand ils atteignent l’âge fatidique de vingt ans (l’âge de la maturité et des responsabilités formatées), à recevoir un prénom aléatoire et à quitter la colonie lors d’une cérémonie initiatique qui rappelle les rites tribaux du passage à l’âge adulte. Mais un enfant résiste à ce destin tout tracé. Il se voit confié au sulfureux personnage du Puiseur, sorte de sorcier vaudou mi-boucher mi savant-fou, qui décèle chez lui (horreur !) des sentiments, de la nostalgie, de la mélancolie, de la volonté d’indépendance. Il est exilé sur le champ dans une autre île de l’Archipel, nommée Spinalonga, aussi sombre et mystérieuse que la première était lumineuse et transparente.
Là, des enfants livides et marginaux, exclus eux-aussi, vêtus de noir et apathiques, jouent des rôles dictés selon la poupée de chiffon que l’inquiétant personnage Tricoteur leur attribue pour la journée. Le soir venu, ils jettent (avec cette poupée) leurs souvenirs dans un puit sans fond, pour recommencer la même pantomime le lendemain, indéfiniment. C’est dans cet univers glauque et carcéral que l’enfant croisera un autre libre-penseur, Mavrick. Celui-ci le conduira à une issue secrète et à un bateau, qu’il prendra pour s’enfuir sur l’océan, enfin libre et maître de son destin (entouré par des lucioles bienveillantes, qui l’encourageront à partager tout ce qu’il a en lui en une scène finale lumineuse et optimiste).
Pour habiller cet univers sombre et déshumanisé, les décors efficaces et légers de Thibault Vancraenenbroeck, immenses panneaux mobiles et multiformes, jouent avec le noir et blanc des deux îles opposées, et dialoguent avec les lumières crues et radicales de Laïs Foulc.
Le chorégraphe Ewan Jones et le metteur en scène James Bonas insufflent à cette marée enfantine une énergie communicative et une grande fluidité dans les scènes de foules, grâce à des danses quasi-primitives et des disséminations de personnages pleinement maîtrisés. Les grandes pièces chorales témoignent également d'une homogénéité louable et d'une écoute précise des maîtrisiens, avec une justesse irréprochable, fruit d’un travail approfondi de leur cheffe de chœur Clara Brenier.
Les jeunes solistes sont tout aussi professionnels et engagés que le chœur. En trinité autoritaire et diabolique de la colonie, Rachel Masclet, Malvina Missio et Airelle Groleau rivalisent d’hypocrisie cajôleuse et d’autoritarisme cruel, de leurs voix bien projetées et au focus déjà très travaillé.
Tiago Lucet-Rémy est un Puiseur malin et affirmé, à la diction claire et au timbre déjà chaud et cuivré.
Le Trictoteur de Micha Calvez-Richer, même s’il est un peu couvert par la masse sonore dans le registre le plus grave de sa tessiture, donne au personnage une crédibilité plaisante et presque dérangeante, tant la clarté de son timbre encore enfantin contraste avec la noirceur de ses intentions.
Le Mavrick de Colin Renoir-Buisson convainc lui aussi par une incarnation très engagée, offrant au rôle du libre-penseur un éclat et une maturité crédibles malgré un timbre un peu trop frais et sopranisant.
Jade-Olivia Oumi, très à l’aise tant dans les dialogues parlés que dans ses esquisses chorégraphiques, donne à l’Enfant 2 une consistance émouvante et poétique.
Enfin, en héros de la représentation, Victor Ozanne-Cojbuc dresse un portrait d’enfant rebelle affirmé et touchant dans sa juvénilité fragile, de sa voix angélique mais également par la clarté de ses intentions dans les scènes parlées.
Pour traduire ce périple sombre et solitaire, la musique d’Isabelle Aboulker revêt les formes les plus variées, allant du numéro éclatant de Music-Hall à la scène intimiste de Cabaret, en passant par des emprunts à Broadway et aux grandes comédies musicales new-yorkaises, ou encore à de la variété pop plus récente. Mais c’est le côté cinématographique de sa composition qui frappe de prime abord, ainsi que cette veine mélodique toujours renouvelée qui laisse des refrains entêtants dans la tête des auditeurs.
Au-delà des citations diverses (des clins d’œil à Nino Rota, à Bernard Herrmann ou même à Korngold dans sa période hollywoodienne), chaque mesure est reconnaissable notamment à sa connaissance des tessitures enfantines.
Mathieu Romano, à la tête de l’Orchestre des Frivolités Parisiennes (ici en effectif réduit : deux quintettes cordes-bois, deux cuivres, un piano et des percussions), dirige le tout avec fougue et vitalité, dans un constant souci de limpidité et de précision, donnant aux grands ensembles la flamme et le rythme requis, et en laissant les solistes s’épancher malgré la jeunesse de leur voix en des soli délayés et touchants.
La première, réservée à un public scolaire, reçoit des acclamations sonores et durables, le public des écoles se sentant très en phase avec les sujets traités ici par leurs pairs, véritables reflets des peurs et des espoirs de leur génération face à ce monde quelque peu désenchanté.