Saint-François d’Assise laïc mais universel à Genève
C’était déjà l’un des évènements de la saison 2019/2020 : la programmation par le Grand Théâtre de Genève de Saint-François d’Assise, seul opéra composé par Olivier Messiaen, aux dimensions titanesques. La pandémie de Covid 19 aura finalement obligé le public à attendre quatre années supplémentaires pour découvrir cette nouvelle production. L’œuvre créée en 1983 à l’Opéra de Paris mobilise un orchestre colossal et un large chœur pour une pièce complexe (la partition pèse 18 kg pour 2.500 pages selon le programme de salle) offrant 4h30 d’une musique foisonnante : un long roulis musical dont les répétitions agissent d’une manière hypnotique. Le fameux Prêche aux oiseaux, tableau occupant à lui seul 45 minutes, concentre la passion du compositeur pour l’ornithologie, mettant à l’honneur les nombreuses percussions et les trois ondes Martenot dont les sons participent au merveilleux de cette musique.
L’œuvre est imprégnée du fervent catholicisme de son compositeur. Le choix de confier la mise en scène à Adel Abdessemed, qui ne partage pas cette foi, est donc à double tranchant : si la mystique, si essentielle à Messiaen, disparaît totalement (Saint-François n’a par exemple pas de stigmates à l’acte III), la vision du metteur en scène préserve la spiritualité, l’ouvrant à un public plus universel. Il assume vouloir faire surgir des images autobiographiques, qui s’éloignent parfois considérablement de l’œuvre. Ainsi, lorsque Saint-François embrasse le lépreux, maladie jadis associée au mal, il associe cette réconciliation avec le péché inhérent à l’Homme, à l’innocence de femmes nues dans un hammam, signifiant là sa propre réconciliation d’homme laïc avec le corps féminin, associé au mal par le rigorisme islamiste de son Algérie natale. Est tout autant assumé le prosaïsme de certains choix, comme le fait de réduire la diversité des oiseaux cités à un pigeon rappelant le quotidien de nos villes.
Plus qu’une mise en scène, il met en place des tableaux dont l’esthétique marque, sans que tous les symboles proposés ne soient immédiatement compréhensibles (comme ce morceau de mur avec du papier peint à fleur, ces bidons sur lesquels l’ange se perche ou ce dromadaire qui s’envole dans le dernier tableau) : l’objectif est ici de stimuler l’impression plutôt que la raison. L’emploi de gifs, courtes vidéos ici projetées en boucle pendant des dizaines de minutes sur d’immenses médaillons descendus des cintres, accompagne visuellement les répétitions de la musique, prenant parfois le risque de générer une saturation (notamment avec les robots qui piétinent du raisin à l’acte I). Les costumes évoquent la pauvreté à travers l’idée de recyclage : les chanteurs portent des sortes de grandes capes sur lesquelles sont cousus d’innombrables objets (sacs poubelle, coussins, matériels électroniques, etc.). Les lumières créées par Jean Kalman et Simon Trottet restent dans les teintes sombres, oblitérant même la lumière éclatante qui doit accompagner la transfiguration du saint dans le final de l’œuvre.
La scénographie est surtout guidée par le choix de placer l’orchestre sur scène, rappelant la proximité de l’œuvre avec un oratorio. Dans certaines scènes, son dispositif permet de révéler l’orchestre, en tout ou partie. Ainsi, dans le premier tableau, les trois claviers, très sollicités par la partition, sont visibles entre deux éléments de décor, laissant le spectateur admirer leur chorégraphie synchronisée, dictée par des rythmes, des doigtés et des inflexions identiques. Mais des décors plus imposants cachent parfois intégralement l’orchestre et le chœur placé en fond de scène (les visages des choristes surgissant du noir peu avant chacune de leurs interventions). Ainsi, lorsque l’ange frappe à la porte dans le quatrième tableau, le son fracassant attendu (et prévu par Messiaen) est atténué par le décor de monastère (au demeurant peu utilisé dramaturgiquement), et perd totalement son impact. La carcasse d’église bombardée, certes impressionnante visuellement dans le septième tableau, agit de même sur le son du chœur. Autre problème posé par ce dispositif : le chef et les solistes ne se voient que par écrans interposés, ce qui génère nombre de micro-décalages que Jonathan Nott, placé à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, parvient toutefois à rattraper.
Le chef se montre précis dans sa battue, d’un geste court et sec : sa clarté est en effet primordiale devant la complexité de la partition, le nombre d’artistes impliqués et leur disposition sur la scène. La phalange semble pleinement maîtriser sa partition, travaillant des tempi acérés, variant les densités sonores, jouant sur la beauté des silences, afin de dilater ou resserrer le temps selon les scènes. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, dont les rangs sont complétés par Le Motet de Genève, peine à maintenir sa cohésion rythmique et à émerger depuis le fond de scène. Il parvient pourtant à faire grande impression à plusieurs reprises, notamment dans les dernières mesures, où il délivre un puissant et long son polyphonique final.
Robin Adams livre une interprétation marquante du rôle-titre, par son charisme, la solidité de sa voix, sa diction précise, son timbre d’encre noire et son souffle long. Il montre une grande sensibilité dans son interprétation scénique. En ce soir de première, tout juste commet-il quelques erreurs de texte bien peu préjudiciables.
L’Ange, campé par Claire de Sévigné, est ici vêtu d’une robe blanche légère. Elle (puisqu’il n’est manifestement pas ici nécessaire de débattre du sexe de cet ange) danse gracieusement, virevoltant autour des religieux, paraissant plus représenter un objet de tentation qu’un soutien divin. La voix de la soprano est effilée, douce et pure, s’étendant sur de longs phrasés émaillés d’un vibrato rond.
Le Lépreux est ici un SDF en slip, mais riche toutefois du timbre d’Aleš Briscein dont le texte est délivré avec un accent marqué. Sa voix, très juste, traduit les tensions que traverse son personnage. Kartal Karagedik est le Frère Léon (qui exprime sa peur tout au long de l’ouvrage). Sa voix de baryton est brillante, son vibrato est léger et rapide. Jason Bridges est un Frère Massé jovial. Sa voix de ténor est franche, son timbre est clair et sa projection puissante.
Omar Mancini présente un Frère Élie vigoureux et dynamique, au léger accent dans son texte et à la scansion escarpée. Sa voix laryngée garde une texture de granit. En Frère Bernard, William Meinert active de larges résonateurs et ouvre grandes ses voyelles, pour creuser une voix caverneuse. Joé Bertili et Anas Séguin chantent respectivement dans un duo homogène et précis rythmiquement Frère Sylvestre et Frère Rufin de leurs voix graves bien accordées.
Les spectateurs présents en salle attendaient manifestement de vivre cette expérience opératique. Malgré la durée de l’œuvre, peu d'entre eux abandonnent leur poste, et tous restent concentrés y compris entre les tableaux où le silence règne, tout juste émaillé de quelques chuchotements. Lors des saluts finaux, le public se montre enthousiaste, se soulevant même pour Claire de Sévigné, Robin Adams, l’Orchestre et son chef Jonathan Nott.