Un retour et des débuts triomphaux pour Guillaume Tell à La Scala de Milan
Depuis sa création en 1829 à Paris et en français (comme une des oeuvres phares du grand opéra), et son entrée au répertoire à La Scala sept ans plus tard, la version italienne de Calisto Bassi du Guglielmo Tell de Rossini est privilégiée et donnée douze fois sur le plateau de la célèbre maison milanaise, la dernière fois en 1988 avec Riccardo Muti à la baguette. Trente-six ans plus tard, c’est sa fille Chiara qui porte le retour de ce chef-d’œuvre rossinien, cette fois en tant que Guillaume Tell dans sa version originale (édition critique de la Fondation Rossini), marquant ainsi sa deuxième entrée au répertoire de La Scala.
La lecture de Chiara Muti transpose le combat du peuple suisse pour l’indépendance vers une lutte des classes, remplaçant ainsi le contexte nationaliste (cher à l’époque de l’éveil des nations au XIXe siècle), avec un sujet plus universel et actuel. Pendant 4 heures de spectacle, le spectateur est plongé dans l’obscurité carcérale, le peuple suisse est une classe de travailleurs, voire de bagnards, opprimée et déshumanisée par ce travail forcé, une intention bien palpable dans le jeu des choristes. Incarcérés entre deux immenses immeubles avec des barreaux aux fenêtres, le peuple suisse est mené et malmené par l’oppresseur autrichien. Cet univers visuel, rappelant la Seconde Guerre mondiale et le ghetto de Varsovie, est directement inspiré du film Metropolis de Fritz Lang de 1927.
Comme dans le film, ici s’opposent deux forces et deux classes : le Bien et le Mal, les bourgeois et les travailleurs. Chiara Muti opte ainsi pour deux couches de lecture qui se superposent (sociale et religieuse), sans forcément de cohésion dramaturgique. Le château d’Altdorf de l’acte III (où règne la figure impressionnante du maléfique Gessler, enrobé d’un linceul rouge-sang) représente un jardin d’Eden enchanté, avec des filles en robes somptueuses : sept allégories des péchés capitaux se dessinent dans les costumes d’Ursula Patzak. La scène de danse qui s’y déroule est réglée par la chorégraphe Silvia Giordano, qui met en place des mouvements désordonnés, carnavalesques et grotesques. Elle se retrouve inondée de huées bruyantes qui émanent d’une grande partie de la salle.
L’unité visuelle est accomplie par un travail minutieux et soigné en lumières de Vincent Longuemare, qui donne une atmosphère obscure et enfumée, avec de fines lueurs blanches d’espoir. Si cette transposition dans le monde de Fritz Lang semble juste et réussie (surtout à la fin où les Suisses retrouvent la liberté dans la nature et “l’air pur”), certaines références bibliques (tel Melchtal / Jésus crucifié) diminuent la crédibilité de la démarche dramaturgique.
Michele Pertusi incarne le héros suisse national Guillaume Tell avec une sagesse et une maturité paternelle. Sa voix de basse résonne puissamment dans l’espace, avec une belle étoffe et une prononciation du français soignée. Le vibrato tend à s’intensifier par moments, faisant pousser les aigus, mais sa partie reste bien assurée vocalement et engagée dans son jeu d’acteur.
Le héros de la soirée est Dmitry Korchak en Arnold. Le ténor russe livre une prestation athlétique, foisonnant de force depuis son entrée sur scène jusqu’au final victorieux. Bonne santé vocale, longue haleine et résonnante voix de poitrine sont les marqueurs d’un esprit combatif, résolument prêt à venger son père Melchtal. D’autre part, tendresse et lyrisme ne manquent pas de se faire valoir, avec un phrasé délicieux entonné en voix de tête. Son air de l'acte IV (“Asile héréditaire”) montre bien la largeur de sa palette expressive, quoique les exclamations forte semblent parfois surfaites.
Salome Jicia chante sa bien-aimée Mathilde, tourmentée par un amour proscrit par la lutte entre deux familles. Elle dépeint subtilement ces émotions par une ligne expressive et élastique, très douce et riche de nuances. En revanche, l’alchimie entre les deux amants n'est pas en place, et certains suraigus frôlent la stridence, au détriment de l’intonation et de la prosodie.
La basse Evgeny Stavinsky campe le sage Melchtal avec l’autorité vocale, l’épaisseur du timbre et la bonne projection de voix qui rendent sa présence et sa performance convaincante sur scène. La prononciation est très claire et travaillée, avec une précision tonale et rythmique qui restent immuables jusqu’à l’arrestation et le trépas de son personnage.
L’autre conjuré suisse, Walter Fürst (Nahuel di Pierro) est une figure assez passive dans la lecture de Chiara Muti, malgré les efforts vocaux du soliste. Sa gamme est dotée de graves bien installés et d’une résonance solide dans la projection, mais l’expression reste sans relief, déstabilisée par un vibrato intense.
L’allégorie du Mal, le Gessler de Luca Tittoto est très remarquable dans sa présence scénique. Son émission vocale est solide mais parfois en déséquilibre avec la fosse. Il en va de même pour le français, qui manque de clarté par moments. Le registre médian est finement teinté, mais les graves restent très minces, voire étouffées.
Catherine Trottmann arpente avec ardeur la scène dans le rôle travesti de Jemmy, fils du protagoniste. Son colorature très agile parcourt la gamme avec facilité, tout comme les brefs sauts vers les suraigus. Les parties plus récitatives dévoilent une ligne svelte et moins soutenue dans les graves. Sa mère Hedwige est interprétée par Géraldine Chauvet, mezzo-soprano française qui prononce le texte avec finesse et naturel, dans le confort d’un appareil nourri et large, mature dans son timbre et convaincant dans son jeu sur le plateau.
Dans les petits rôles, Brayan Ávila Martinez chante Rodolphe d’une voix lumineuse, ayant pourtant une portée limitée dans la projection. Paul Grant en Leuthold se démarque par sa sonorité large, un français un peu accentué et une ligne bien vibrante. Dave Monaco dans le rôle du pêcheur Ruodi entonne savoureusement son air au début de spectacle : une berceuse lyrique et joliment nuancée, alors que Huanhong Li dans sa brève apparition en chasseur assure bien sa partie.
Le vrai triomphe revient ce soir au chef Michele Mariotti, devenu ces dernières années une véritable référence dans l’interprétation de la musique rossinienne. Natif de Pesaro comme le compositeur, et fils de Gianfranco Mariotti, le fondateur du Festival Rossini dans la même ville en 1980, Michele Mariotti s’est récemment démarqué dans ce répertoire avec les reprises et redécouvertes de Moïse et Pharaon à Aix-en-Provence, Maometto II à Naples, avant de diriger Ermione à l’été 2024 au Rossini Opera Festival. Dès les premières notes de l’ouverture, la finesse des nuances et du phrasé intimiste, en contrepoint avec la plénitude et la précision infaillible des cuivres, émanent de la fosse, tissant délicatement la dentelle du drame. Les cordes sont à la fois touffues et lyriques, et Mariotti parvient à un juste rapport entre les sections, ce sens d’équilibre se faisant sentir même entre l’orchestre et le plateau, surtout sur le plan rythmique qu’il tient souverainement dans ses mains. Les moments célestes surgissent avec la douceur de la harpe solo, le cor anglais ou le violoncelle, tandis que les tutti emplissent pleinement la salle, sans jamais déraper dans la tonitruance, valant au chef un retentissant “Viva Mariotti !” depuis le balcon.
L’auditoire, qui n’a pas vu les cinq heures du spectacle passer, applaudit fortement les artistes à la tombée du rideau, avec un torrent d’acclamations à la sortie du chef Michele Mariotti.