Le Couronnement de Poppée à Toulon : cynisme moral et lyrisme vocal
La mise en scène de Ted Huffman, réalisée par Maud Morillon, déplace le drame dans l’éternel présent des affres de la passion et du pouvoir. L’accent est mis sur l’humain, dans toute la diversité de ses interactions. De fait, les onze chanteurs, dont certains endossent plusieurs rôles, changeant habilement de costume sous les yeux du public grâce à une penderie, restent constamment sur scène. Ils deviennent ainsi des spectateurs immobiles du drame, ce qui lui confère une profondeur et une acuité particulière, comme si le regard du public faisait intégralement partie de la mise en scène et devenait un acteur à part entière. Il est vrai qu’au XVIIème siècle l’opéra vénitien, en tant qu’institution, est le premier à ouvrir ses portes à un public payant et, en tant qu’œuvre, à prendre des sujets historiques en s’écartant du mythe.
Un gros tuyau, moitié blanc moitié noir, oscille depuis les cintres, tel un monstrueux pendule. Il pèse sur les êtres, figure d’un destin qui désormais appartient aux humains. La Fortune et l’Amour sont descendus sur terre, telles des figures allégoriques bien incarnées sur la scène, servant davantage de prétexte que de modèle de vertu. Ainsi, les décors d’Anna Wörl sont minimalistes. La scène noire est découpée, en mur de fond, par une boite blanche traversée par un banc sur toute sa longueur. Elle fait office de deuxième salle de concert, les chanteurs formant un public. Elle offre également une surface réfléchissante à une lumière aux couleurs symboliques : de la froideur frugale du blanc à la chaleur charnelle du doré (Bertrand Couderc, réalisée par Laurent Irsuti).
Les costumes d’Astrid Klein sont contemporains, mais baroques dans leur esprit : soyeux, colorés, ajustés, drapés, travestis, les personnages étant constamment pris dans un jeu d’effeuillage, qu’ils changent de rôle où qu’ils montrent leur peau.
Le plateau réunit onze chanteurs pour vingt et un rôles, c’est dire qu’il n’y a pas, vocalement, de second rôle dans le dispositif de répartition comme dans l’esthétique -et peut-être l’éthique- de Monteverdi.
La Poppée de Jasmin Delfs, soprano lyrique colorature, apporte à son rôle un charme ambigu. Le style monteverdien, au parfum de madrigal, est palpable dans sa manière de faire trainer les notes tenues en dessous de leur hauteur pure, produisant des frottements douloureux avec la fosse, notamment avec les instruments à vent. Toute la tension désirante du personnage s’y entend, tel le poison de la manipulation.
Le contre-ténor Nicolò Balducci endosse un Néron de haute volée, dont la voix semble encore plus aigüe que celle de Poppée : fruit de son jeu de scène autoritaire et félin, de son timbre pur d’enfant, d’un débit et d’une projection particulièrement nerveux. Tout est épidermique en lui, en écho avec les traits électriques des clavecins : le désir, la colère, le despotisme.
L’Ottavie de la mezzo-soprano Victoire Bunel, qui incarne la Vertu dans le prologue, vocalise en attaquant les notes pivots par le haut, pour donner à sa partie un peu plus de contraste encore. Le même style madrigalesque que celui de Jasmin Delfs vient ici illustrer l’amertume et la douleur, portés par des graves incisifs et cinglants, s’offrant en miroir de ses aigus : un cantar affetto, propre à Monteverdi, en osmose avec les souffles et les sanglots de la fosse.
L’autre contre-ténor, Paul Figuier, confère à Othon la dimension d’un personnage central du drame, à qui Monteverdi consacre de longs monologues. Son timbre nacré, sa conduite de phrase aux claires découpes, son expressivité à la fois naturelle et stylisée rendent dramatiquement crédible ce personnage en culotte courte.
La basse Ossian Huskinson ferme la marche acoustique des rôles quasi-uniques. Il est un Sénèque un peu jeune mais bien à sa place vocalement. Sa diction de tragédien et son timbre d’orgue, toujours généreux dans l’hyper-grave, grésillant dans la vocalise, croquent un personnage stoïcien, dont l’idéal, rendu scéniquement par le chanteur, est de mettre ses actes en conformité avec ses mots.
Le ténor John Heuzenroeder, qui remplace Joel Williams, dans un quadruple rôle, en grande partie travesti (Arnalta / La nourrice / Damigella / 1er domestique) dérange par un timbre volontairement érayé, notamment dans le falsetto de nourrice, et toujours dépourvu de legato. La projection en revanche est efficace, en même temps que la présence physique d’un personnage bouffe avant la lettre, sorte de Sénèque inversé, à la sagesse opportuniste et pragmatique.
La Fortune et surtout la Drusilla de la soprano Laurène Paternò mobilise un timbre charnu, ample et empreint de fraîcheur.
L’Amour / Le valet de la mezzo-soprano Juliette Mey est de toute beauté. Elle promène son vibrato enflammé du haut en bas de sa voix longue, musclée et ductile.
Le ténor Luca Bernard est bien sonnant en Lucain (également 1er soldat et 2e domestique). Il déclame, en homme de main, ses différentes interventions, d’une voix lumineuse et bien projetée. Autre ténor, Sahy Ratia (qui a interprété le rôle d’Orphée in loco) est un Liberto et un 2e soldat au timbre ensoleillé, au vibrato efficace, parfois délicieusement gouailleur. Le baryton-basse Yannis François (Un licteur / 2e domestique) complète le trio des rôles physiques, des exécutants, particulièrement sollicités dans la mise en scène. Son corps athlétique donne à sa voix souple un aplomb enrobé de douceur.
La Cappella Mediterranea fait bouillir à petit ou grand feu, depuis la fosse étroite un consommé épicé, fait de timbres diversifiés, de modes de jeu parfois étranges (harpe et clavecins). Chaque membre est un soliste à part entière, que le chef, Leonardo Garcia Alarcón, depuis une gestique rigoureuse et expressive, contrôle et libère en même temps. La basse continue, pas encore stabilisée, dans ce premier baroque, frémit sous la texture tantôt insaisissable et fluide, tantôt pulsée et cadrée qui s’entrelace au chant, selon les passages souples du recitar cantando et de l’aria.
Le public, attentif et concentré, dans une œuvre qui n’appelle pas d’applaudissements après les airs de bravoure, salue, un à un, les chanteurs, les musiciens et l’équipe scénique, fidèle à l’esprit de troupe qui régnait au temps de Monteverdi.