Salomé de retour en français à l’Opéra de Metz
Créée en allemand à Dresde en 1905, puis deux années plus tard en France et en français (sur la scène du Théâtre du Châtelet sous la baguette du compositeur), Salomé fut ensuite présentée à l’Opéra Garnier à partir de 1910 dans cette version française du texte (travaillée avec Romain Rolland, le texte originel d’Oscar Wilde étant déjà en français) avec notamment la soprano Mary Garden, très attachée à cette traduction qu’elle présentera même sur les scènes du nouveau monde. Il faudra attendre les années 1960 pour que la langue allemande retrouve ses droits dans cet ouvrage à l’Opéra de Paris avec la fascinante Anja Silja dans le rôle-titre. Pour autant, la version française devait refaire surface à l’Opéra de Lyon en 1990 sous la baguette de Kent Nagano, puis en 2011 à l’Opéra Royal de Wallonie avec June Anderson. Cette traduction assez habile du texte de Richard Strauss inspiré de la pièce d’Oscar Wilde, ne viole pas la structuration musicale de l’ouvrage qui conserve ses particularités et ses véhémences. Pour autant, la version originale déploie des ressorts plus puissants que la version française qui tend à temporiser un peu les événements et à en réduire leur éclat.
Joël Lauwers a transposé à priori dans les années 1930 l’action générale. Le rideau se lève sur un décor qui restera unique, sorte de salon aristocratique confortable et empli d’une foule bien introduite auprès des souverains. Élaboré par Helmut Stürmer, ce décor installé sur la tournante de scène ne bougera de fait que de façon peu décisive, seulement pour permettre certaines entrées et sorties. Les teintes sombres et pesantes des costumes, en dehors de rares touches de couleurs, créés par Corina Grămoşteanu, habillent de façon semi contemporaine les interprètes. De la même façon, les lumières de Patrice Willaume s’autorisent un éclat tempéré, avec même des basculements vers le noir complet à des moments décisifs.
La mise en scène de Joël Lauwers impose certains partis-pris qui peuvent surprendre. Salomé, dans une sorte de vision funeste permanente, ne semble pas vraiment porter attention aux autres, notamment à Jochanaan. La grande scène qui les oppose en première partie de l’ouvrage en porte témoignage. Salomé semble déjà ailleurs comme isolée dans ses fantasmes, avec pour seul objectif de baiser les lèvres du Prophète. Une sorte de spirale infernale l’emporte vers sa propre mort. Elle poignarde même Narraboth, tandis qu’Hérodias brandit l’épée qui doit décapiter Jochanaan. D’autres idées parcourent la mise en scène, tantôt bienvenues, tantôt plus opaques dans leur traduction scénique. Ainsi, la Danse des sept voiles, moment clé de l’opéra, se trouve-t-elle traitée de façon globalisée : il s’agit ici d’une soirée festive associant l’ensemble des protagonistes qui dansent les uns avec les autres, y compris Narraboth ressuscité ou Jochanaan remonté de sa citerne d’enfermement en habit élégant.
Au plan musical, bien entendu, l’Opéra de Metz ne peut aligner la centaine de musiciens requis par l’orchestration d’origine. En effectif plus réduit et adapté à la configuration de la salle messine, l’Orchestre national de Metz Grand Est parvient néanmoins à pleinement s'exprimer sous la baguette de la cheffe suisse, Lena-Lisa Wüstendörfer. Cette dernière, fondatrice et directrice du Swiss Orchestra, par ailleurs musicologue spécialiste de l’œuvre de Gustav Mahler, possède une autorité certaine et un sens de la rigueur qui rejaillit dans sa direction pourtant passionnée de Salomé.
La cheffe et l'orchestre font ressortir toute la puissance expressive de la musique de Richard Strauss et la beauté de son orchestration. Par ailleurs, elle sait écouter et accompagner les chanteurs sans jamais les couvrir. Ces derniers qu’ils soient francophones ou non donnent à entendre -malgré quelques traces d’accents- un français de qualité et bien en place, fruit d’une préparation attentive.
La jeune soprano norvégienne Hedvig Haugerud -second prix en 2023 du concours Paris Opéra Compétition au Théâtre des Champs-Elysées derrière Lauranne Oliva- s’empare du rôle-titre dans tout l’éclat de ses débuts de carrière. Elle déploie une voix de soprano franche et nette, assez large, s’appuyant sur un médium bien assis et un grave certain, mais qui reste à développer afin de pouvoir posséder l’ensemble des arguments vocaux dévolus à cette Salomé, ici grande et blonde. L’aigu à plusieurs reprises apparaît un peu abrupt, en limite de tessiture, mais le timbre et la prononciation un peu ouatés raffermissent cette prise de rôle qui s’inscrit à l’aube de sa carrière. Le personnage en lui-même pourra certainement être plus approfondi dans le cadre d’une autre production.
Pour le rôle d’Hérode, le théâtre a fait heureusement appel à un ténor spinto en pleine carrière, Milen Bozhkov. De fait, sa voix plus éclatante mais non abîmée par le temps, donne un autre relief au personnage certes veule et antipathique du Tétrarque. Il constitue un couple fort crédible avec l’Hérodias de Julie Robard-Gendre. La voix de celle-ci, grave et menaçante, voire triomphante devant les exigences de sa fille, s’allie de façon saisissante à celle de son partenaire. La voix ardente et profonde de Pierre-Yves Pruvot en Jochanaan (Jean-Baptiste) parvient à emplir avec une facilité désarmante la salle de l’Opéra de Metz. Le ton est juste, la projection vaillante, même si un vibrato trop accentué se révèle surtout en première partie de ses imprécations pour mieux se stabiliser ensuite. Le Narraboth de Sébastien Droy s’impose par la clarté de la voix, sa présence dans le rôle et la tendresse qu’il voue à Salomé qui exerce sur lui une puissante fascination. L’humanité la plus sincère émane de son interprétation toute de dévotion.
Marie-Juliette Ghazarian fait entendre une ravissante voix de mezzo-soprano en page d’Hérodias, bien timbrée et colorée. Les interprètes des Cinq Juifs n’appellent que des éloges tant dans leurs interventions indépendantes que dans la fameuse et difficile scène de la dispute et des prophéties. Le vaillant ténor Paul Gaugler en Premier Juif semble dominer l’ensemble, mais chacun prend sa part : les ténors Éric Huchet toujours juste, Frédéric Diquero et François Almuzara, le baryton-basse Louis Morvan. En Premier Nazaréen et Premier Soldat, Jean-Vincent Blot se distingue une fois encore par la sécurité de ses moyens de basse imposants, tandis que Tadeusz Szczeblewski et Nathanaël Tavernier interprètent avec conviction les rôles du Deuxième Nazaréen et du Deuxième soldat. Olivier Lagarde et Lucile Lou Gaier campent précisément un Cappadocien et une esclave, finalisant une distribution vocale de qualité.
Le public de l’Opéra de Metz met un peu de temps à réagir à cette proposition scénique en français de l’opéra de Richard Strauss, même si les interprètes et l’équipe artistique sont finalement salués avec chaleur mais sans démesure toutefois.