Messe Solennelle et Universelle : Beethoven en Harmonie au Festival de Pâques d’Aix
Un quatuor de solistes, volontairement fondu dans la masse du grand chœur, pour des raisons à la fois symboliques et acoustiques, s’empare de cette partition monumentale, en ne formant qu’une seule et puissante grande voix. Chaque chanteur devient, au plus intime de son art, une tessiture dans la grande Tessiture, humain représentant de l’Humanité, déclinée selon les mouvements des hauteurs des sons musicaux.
De fait, toutes les tessitures semblent, dans l’interprétation conçue par Jérémie Rhorer, commander l’expressivité des autres forces scéniques : l’orchestre et le chœur. L’écriture de Beethoven est pleine de cet esprit humaniste qui souffle sur l’époque, privilégiant le collectif sur l’individuel : la juste répartition des mots et des notes, soliste après soliste, aux parties vocales en imitation, solidement articulées les unes aux autres.
L’effet acoustique relève d’une dynamique, patiemment recherchée par le chef et restituée en bonne intelligence par le quatuor, l’auditeur percevant de plus en plus clairement leurs caractéristiques vocales respectives. Chacun contribue, avec le même élan, à faire claquer et tournoyer les mots-clés dans la lumière acoustique, d’un texte liturgique, simplifié et compacté, en comparaison des grandes fresques baroques entendues les jours précédents, chez Haendel et Bach : Hosanna, Miserere, Et incarnatus est, etc.
La soprano Chen Reiss donne à ces mots son timbre flûté, ses aigus de rosace gothique. La mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan lui répond, enrobant ses paroles de résine. Le ténor Daniel Behle détient un instrument solide, auréolé d’une lumière de vitrail par temps ensoleillé. Lui répond le baryton Johannes Weisser qui déclame sa partie avec une responsabilité de fondateur, assurant la base du quatuor. Ses voyelles, souvent graves, montent en volutes comme une fumée d’encensoir. Tous, avec l’endurance que confère la longueur de souffle, la projection et l’étoffe vocale ouvrent grand leur cœur lyrique dans l’Agnus dei, pour ne plus le refermer jusqu’à la fin de l’œuvre.
L’ample battue de Jérémie Rhorer, venant en soutien des chœurs, ose parfois l’asymétrie. Sa baguette balaye tout l’espace avant, en volutes rapides et puissantes, comme autant de strates sonores. Ainsi, la pâte compacte de l’écriture, respire-t-elle intérieurement et se lève-t-elle progressivement. Partout, il souligne la densité, la concentration de l’écriture (musicale) et de l’Écriture (sainte). Le Cercle de l’Harmonie, orchestre de solistes jouant sur instruments d’époque, en résidence au Grand Théâtre de Provence depuis 2018, lui répond avec une précision de mécanique céleste. À la suavité du quatuor, à la sonorité pleine et épidermique, répond une petite harmonie, délicieusement impertinente et rugueuse. Le long solo du premier violon est un fil brillant qui traverse la matière parfois sombre des cuivres et des contrebasses.
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L’Audi Jungendchorakademie, chœur de jeunes, basé en Allemagne, se fait massif, monumental, solennel. Le chef peut alors jouer sur les effets dynamiques de saturation et de vide, dans la vaillance des contrepoints et dans la tendresse de longues plages dépouillées de tout vibrato.
Le résultat d’ensemble révèle les riches ambivalences de l’œuvre, entre transparence et densité. Le chef fait abruptement commuter tempi, dynamiques et couleurs, tout en faisant gravir jusqu’aux cimes chacune des cinq sections de la messe, sans jamais rien lâcher, jusqu’à leur note finale. Alors, il s’en remet au silence, avec humilité, netteté et presque détachement.
Le spectacle très longuement applaudi atteint le point de convergence entre les deux grands axes du Festival 2024 : le classique et sa postérité, le sacré et sa relation au profane.