Récital Tézier à Garnier : mélodies françaises et Lieder, émotions croisées
Dès son entrée sur scène, Ludovic Tézier impressionne par une noblesse de posture qui sera également celle du chant. Son habit est l'élégance même avec queue de pie, nœud papillon immaculé, souliers vernis et petites lunettes qu'il remonte délicatement entre les strophes. À mesure que l'émotion va crescendo (et c'est le cas dès le second morceau du programme), la voix gagne en volume, projection, accent et vibrato (rapide, celui-ci balaye presque un demi-ton). Le souffle, également, s'amplifie comme un poumon qui se gonfle, de plus en plus généreux notamment dans le grave mélancolique (qui nécessite beaucoup d'air). Ce "coffre" permet à Tézier de respecter l'unité de la phrase et donc la cohérence de la prosodie.
La première partie du concert présente les deux maîtres absolus du genre outre-Rhin, Schubert et Schumann avec entre autres des pièces extraites de deux cycles absolus : Le Voyage d'Hiver (Winterreise) et Les Amours du poète (Dichterliebe). La prononciation allemande de Ludovic Tézier est appréciable, mais elle est surtout sublimée par une volupté dans la diction et une conscience absolue des accents (le t de Tiefe Stille est cinglant, le ch infiniment chuintant et chantant). Le Lied allemand est soit de forme strophique (les strophes de textes se suivent sur une même musique), soit de forme ABA', précisément appelée "forme Lied". Pour que des parties ainsi réitérées restent passionnantes, il s'agit pour le chanteur de déployer un propos, de varier les effets, de faire de chacune de ces chansons un petit opéra dramatique. En cela, Ludovic Tézier bénéficie de sa longue expérience sur les plus grandes scènes de l'art lyrique.
Ludovic Tézier (© Elie Ruderman)
In der fremde (Vers l'incertain) ouvre la partie consacrée à Schumann dans un son presque russe : à la fois sonore et sourd, y compris dans le chaleureux pianissimo. Pendant tout le concert, l'accompagnement de la pianiste Thuy Anh Vuong est impeccable, parfaitement en place avec juste ce qu'il faut de pédale pour prolonger à peine le son et l'atténuer. Mais cet accompagnement se fait sublime dans les notes égrainées du deuxième Schumann Hör ich das Liedchen klingen (Lorsque j'entends cet air qu'autrefois). Révélant une fois encore le génie de Schumann, chaque touche enfoncée du piano est un chaud tintement, un glas doux et sonore, un clou de cristal. L'auditeur ne pourra pas reprendre son souffle avant la fin de ce cycle Schumann. Ich hab' im traum geweinet (J'ai pleuré en rêve) enchaîne des lignes équanimes a cappella et une marqueterie d'accords marmoréens au piano, avant un Mondnacht (Nuit de lune) crépusculaire. Dans l'esprit même de la forme lied ABA', Tézier interprète de nouveau Schubert. Sa Sérénade (Ständchen), d'abord douce et étouffée en fin de son (tant à la voix qu'au piano), finit dans une tonitruante apothéose, très opératique. Poussant l'effet à un absolu, le Lied suivant (Erlkönig : Le Roi des Aulnes) est un opéra miniature, dont Tézier chante et maîtrise les quatre rôles. Tandis que le piano martèle avec virtuosité un ostinato figurant le galop effréné d'un cheval, Tézier vit l'histoire comme narrateur. En père, il est posé, pesé, confiant et rassurant. Il allège à peine pour interpréter l'enfant, les yeux levés. Enfin, en roi des aulnes, il est tour à tour doucereux, enchanteur, dansant puis grinçant à mesure qu'il entraîne l'enfant vers la mort. Ludovic Tézier vient ainsi ajouter son nom à la liste des artistes qui savent mettre des moyens opératiques au service de mélodies. Vous pouvez notamment cliquer et retrouver nos articles des récitals récents : Alagna & Kurzak, Rolando Villazón, Dmitri Hvorostovsky, Joyce DiDonato).
Ludovic Tézier (© Elie Ruderman)
La seconde partie du récital, dédiée aux mélodies françaises, s'ouvre avec les Quatre Chansons de Don Quichotte composées par Jacques Ibert. Après que le piano ait disséminé ses grappes d'arpèges andalouses, Tézier pose une voix de matamore. Son chant déraille sur une note aiguë, mais cela ressemble presque à un mordant hispanisant volontaire, sorte d'exotisme vocal. Son articulation en français s'associe à une compréhension intime du propos, jusque dans son moindre mot. Pour exemple, sur "Dulcinée", Du- est appuyé et dégusté dans l'articulation, -lci- susurré, soulevé, détimbré et d'une vibration limpide, -né/e en parfaite conclusion avec la césure de la rime féminine. Dans cette mélodie aussi, l'habitude de l'opéra s'entend chez Ludovic Tézier : il colore les sauts d'octave (ajoutant des notes intermédiaires entre deux sons). La Chanson du Duc a une voix noble, parfaitement à l'unisson du texte "Votre éclat non pareil et votre précellence." De la dernière Chanson de Don Quichotte, celle de la mort, Tézier fait un point d'orgue, alanguissant le tempo à l'extrême, tirant le moindre suc de chaque son, chaque voyelle. Ces Chansons sont un voyage cinématographique (d'ailleurs composées par Ibert pour le film Don Quichotte réalisé par Georg Wilhelm Pabst en 1933), les deux mélodies composées par Duparc qui suivent dans ce programme sont, elles aussi, des périples : à travers le monde dans L’invitation au voyage, à travers le temps pour La Vie antérieure. Comme Le Roi des aulnes, ces mélodies sont de petits opéras auxquels Tézier apporte des moyens dignes de cette salle Garnier, avant l'absolue douceur des deux conclusions : "Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté" et "Le secret douloureux qui me faisait languir".
Enfin, Tézier narre les voyages maritimes de L'horizon chimérique de Fauré en s'appuyant sur un pupitre (davantage l'accessoire du conteur qu'une nécessité, puisque le chanteur regarde à peine la partition qui y repose). Le roulis des Berceaux répond à ces périples sur les flots, menant à L'Île inconnue de Berlioz. Tézier y souffle avec force dans la voile de son navire. Même l'oubli d'un mot ne l'empêche pas de garder son souffle. Il improvise un bout de texte et prouve son implication en même temps que le rôle parfaitement accessoire du pupitre vers lequel il ne jette pas un regard pour se rattraper. Longuement et très chaleureusement applaudi, il offre 3 bis. Le Secret de Fauré voile et dévoile sa belle alliance en oxymore d'une voix placée et épurée. Le chanteur annonce ensuite Zueignung (Dédicace) de Strauss « avec une grosse pensée pour Berlin, nos frères ! », un Lied qui finit avec justesse sur le remerciement "Dank". Véritable voix d'opéra, la machinerie vocale de Tézier chauffe au fur et à mesure du concert, pour ne présenter plus aucun défaut lors de ces bis. Au point qu'il conclut la soirée par un grand air wagnérien extrait de Tannhauser : "O du mein holder Abendstern" (Ô toi, ma si douce étoile du soir).
Réservez ici vos places pour entendre Ludovic Tézier dans le rôle-titre de Simon Boccanegra (Verdi) au Théâtre des Champs-Élysées le 12 Mars prochain.