NOSTALGIA, souvenirs d’une révolution à La Monnaie
Captations intégrales de Rivoluzione et de Nostalgia :
Le révolutionnaire le plus radical devient un conservateur dès le lendemain de la révolution.” — Hannah Arendt
Rappel : le diptyque Rivoluzione et Nostalgia est construit en Pasticcio (pastiche), imitation de narration verdienne, afin de créer une nouvelle intrigue en compilant des meilleurs moments des 16 opéras de jeunesse de Verdi. Nourris par les personnages stéréotypes de l’Opéra (ténor romantique, basse autoritaire, soprano audacieuse et soprano plus innocente), le metteur en scène Krystian Lada et le chef d’orchestre Carlo Goldstein explorent l’intemporalité de l’esprit révolté à travers une narration nouvelle.
Plongé dans le temps et l’esprit de Jean-Luc Godard, l’intrigue de Rivoluzione s'articule autour de cinq personnages : trois amis et jeunes militants, Carlo, Giuseppe et Lorenzo, une violoniste révolutionnaire (Laura, sœur de Giuseppe) et une jeune cinéaste documentariste. Le premier volet du diptyque (notre compte-rendu) s’était achevé sur un imbroglio amoureux mais surtout sur le dramatique décès de Christina (la cinéaste) pendant la révolte finale.
Que restera-t-il de notre époque ?” — CHRISTINA
Les années ont passé (40 ans), les trois révolutionnaires sont devenus homme d’affaire, figure du Show-Biz à la retraite et politicien. Du chaos de la révolte ne restent alors que les souvenirs. Si Rivoluzione avait marqué le public par son énergie et son effusion sur scène, Nostalgia se présente en huis-clos, au sein de la galerie super fashion de Donatella, façon White Cube, qui présente une rétrospective de Mai 68. Au centre de la scène, les anciennes barricades, drapeaux, pavés et mégaphones entassés et plâtrés en monochrome gris par l’artiste Icilio sont devenus une grande “installation” artistique, intitulée « La Barricade de 68 ».
Virginia, petite amie de l’artiste et fille de la cinéaste Christina est tombée sur une caisse de vidéos-documentaires de mai 68 (réalisées par sa mère) et les a confiées à Donatella, curieuse de secouer le trio d’anciens révolutionnaires. Ignorant qui est son père (thème fréquent chez Verdi), Christina sait pourtant qu’il est l’un des trois. Rassemblés à l’occasion du vernissage, Carlo, Giuseppe et Lorenzo se retrouvent et font face à leur passé. L'évocation de Laura, mystérieusement disparue depuis, suscite des souvenirs divergents chez les protagonistes : l'exposition devient alors le lieu de confrontation de leur histoire personnelle.
Si Rivoluzione était présenté dans un processus narratif linéaire, ce n’est pas le cas de Nostalgia. Ici, les trois personnages masculins se retrouvent et l’un après l’autre consultent leur mémoire. Les trois visions du passé constituent ainsi trois versions possibles d’un même fait : la disparition de leur amie Laura.
La mise en scène, plus épurée qu’en première partie, laisse place à la musique. Les barricades sont remplacées par les murs limpides et meubles design de la galerie. L’alcool coule à flot, baigné dans une lumière néon crue. La réalité apparaît avec tous ses défauts, cynique et fatiguée. Maîtresse du jeu, Donatella tire les ficelles, titillant chacun pour obtenir la performance subversive des anciens révolutionnaires réunis.
Plus spacieuse, moins dense, la production laisse une grande place à la musique. Véritable concentré verdien, les arias sont présentées en patchwork d’intensité. Chacun des personnages s’exprime avec dramatisme, offrant au public des soli emprunts de nostalgie certaine. Plus compliquée que pour la première partie, l’intrigue de Nostalgia choisit des extraits moins reliés entre eux, soulignant l’aspect collage de la partition. L’Orchestre Symphonique de la Monnaie brille néanmoins d’intensité sous la baguette de Carlo Goldstein. Un chromatisme purement romantique et patriotique se dégage des mélodies énergiques, intensément et finement déployées.
Placés hors scène pour le premier acte, les Chœurs de La Monnaie rejoignent peu à peu le plateau, en témoins de la révolte du peuple. Souvenirs qui submergent les trois révolutionnaires, les voix de chœur prennent de plus en plus de place, jusqu’à paraître aux balcons en salle, solennels. Puissant à l'unisson, le Nabucco notamment résonne avec ses élans patriotiques et révolutionnaires romantiques.
Véritable figure de proue de ce spectacle, Helena Dix qui incarne la galeriste opulente (et qui débute à La Monnaie) s’impose avec un rôle à double facette. La chanteuse australienne offre un jeu d’actrice remarqué, s’amusant des clichés superficiels (manipulatrice, et détestable de jeu), tandis que la voix de la soprano se profile riche, limpide, dessinant des aigus d’un raffinement rare. Le bel canto frise le colorature, avec un vibrato ultra serré, sans difficulté.
Tout aussi claire et limpide de voix, Gabriela Legun (qui jouait le rôle de sa propre mère dans Rivoluzione) continue à faire rayonner les ondes de son chant. Plus chaude, profonde et teintée d’un romantisme profond, la jeune artiste qui poursuit ses débuts à La Monnaie ouvre l’opus avec un solo tiré d’Il Corsaro, “Egli non riede ancora!” qui annonce la couleur de son rôle. Les aigus touchent les hauteurs ondines, teintés néanmoins d’un sombre solitaire. Son amoureux Icilio, pur ténor du belcanto, trouve en Paride Cataldo une réponse des plus romantiques. Les graves sont serrés à la mesure, mais les aigus plus déployés.
Le choix du casting des trois héros déchus présente un intérêt tout particulier. Outre la ressemblance frappante avec les trois chanteurs qui incarnait les mêmes rôles de jeunesse dans Rivoluzione, les voix sont devenues plus graves.
Le ténor Enea Scala qui servait Carlo est ainsi remplacé par Scott Hendricks et sa voix sombre de baryton. Puissant et charismatique, le rôle demande une forme de nervosité vocale marquée et véloce. La voix du baryton placée naturellement installe une profondeur vocale puissante et déclamée en couleurs.
Giuseppe qui s’était engagé dans la police (alors incarné par Vittorio Prato, baryton) est devenu un politicien raidi et nostalgique. Giovanni Battista Parodi lui offre sa voix de basse à la vibration profonde, assise mais qui se teinte aussi d’intime notamment dans des aigus légèrement soufflés.
Lorenzo qui était figuré par Justin Hopkins (baryton-basse) a perdu sa voix chantée (il échoit à l’acteur Dennis Rudge). Le personnage, ancien Show-man semble avoir touché le fond des graves, condamné à vivre dans la mémoire de ses années de gloire.
Saténik Khourdoïan fait une apparition fugace en clôture d’opus. Représentant la mémoire de l’activiste Laura, la violoniste est dressée au-dessus des barricades enflammées afin de jouer un concerto d’une rare intensité. Figure de la révolution, Laura rejoint ainsi le panthéon des révolutionnaires, la disparition comme signe de consécration.
Conclusion sur la sagesse de l’âge et sur le temps qui érode tout, Nostalgia complète Rivoluzione avec un certain panache. Plus complexe et plus abstraite, la narration s’impose en réconciliation narrative : ovationnée par le public de La Monnaie, qui aura sûrement retrouvé l’esprit vigoureux des temps de révolte, Verdienne et contemporaine.