Rivoluzione, La Monnaie sous barricade
Captations intégrales de Rivoluzione et de Nostalgia :
À l’occasion d’une double première mondiale, Rivoluzione lance donc le premier pavé.
Condensé de climax musicaux, Rivoluzione, qui rassemble les arias tirés de Nabucco, Macbeth, Ernani, I Masnadieri, La battaglia di Legnano, Luisa Miller est ainsi placé dans l’univers révolutionnaire des années 1960. Au cœur de l’intrigue, une révolte monte, rassemblant trois amis et jeunes militants : Carlo, Giuseppe, et Lorenzo. Au cœur des protestations qui éclatent en Europe, naissent les conflits amoureux.
Sur les pavés, la femme ! Elle s’appelle Laura, violoniste, activiste et grande perturbatrice d’amitié.
Ouverture de cette création en deux parties, Rivoluzione fait honneur à la jeunesse d’un casting qui sera plus mature pour la deuxième partie, Nostalgia.
La Monnaie avait assumé une présentation de saison 23-24 autour de l’intelligence artificielle, en l’utilisant même pour les affiches. La méthode de synthèse des seize opéras semble aussi rendre hommage à ChatGPT. L’intrigue repose sur une analyse archétypale de la construction de ses personnages (héros et anti-héros typiques verdiens) : le ténor fougueux, la basse sombre et magnanime, la soprano puissante et complexe, l’autre soprano, plus fragile et sensible… ne reste alors qu’à lier les personnages afin de former l’intrigue et de sonder les partitions, le tout en s’inspirant des résonances politiques à l’époque de Verdi (celles du Risorgimento italien : de la rébellion et naissance d’une Nation Italienne). L’intrigue tient alors sur l’essentiel du triangle amoureux en période de révolte et de trouble, laissant une grande place au développement musical.
— LORENZO (montrant la partition)
Parce que ce n’est pas comme ça que Verdi l’a écrit.
— LAURA (d’un ton aguicheur)
Eh bien, enfreindre les règles, c’est bien plus excitant.
Si le scénario rappelle le film de Godard, Le Joli Mois de mai (1968), le théâtre social et politique et la musique de Verdi s’appose pleinement à l’actualité de mai 68. La première scène s’ouvre sur des vidéos d’archives italiennes et américaines rappelant avec nostalgie les années 1960 (scène de famille à la Fellini). L’univers en noir et blanc bascule progressivement dans l’ère atomique, la guerre du Vietnam, d’Algérie, la surconsommation, le capitalisme et finalement, la révolte citadine. Baignant la scène dans une lumière rouge, le livre rouge est brandi, hommage au film de Godard La Chinoise (1967) et des typographies typiques qui apparaissent dans ses films.
De temps en temps, les étoiles du communisme apparaissent, les visages de marionnettes de Che Guevara, Karl Marx, mais aussi Robespierre, Martin Luther King parmi tant d’autres.
Choix du metteur en scène Krystian Lada (ancien dramaturge de La Monnaie), l’intégration de vidéos sur scène contribue à la progression de l'intrigue et à la transmission d'informations sur l'histoire, d’une manière similaire à ce qu'un récitatif accomplissait à l'époque de Verdi. La proposition est ainsi un opéra, en trois actes, mêlant les médias, mais également comme l’opéra-ballet et le Grand Opéra (auquel s’est frotté Verdi), la danse.
Entourant les solistes, une troupe de danseurs de Krump (combat dansé, battle des années 2000), tous vêtus de rouge, se font paratexte de la révolte, mimant la bataille des poings. Faisant le liant entre les corps des chanteurs et ceux de la foule en rébellion, les danseurs complètent la voix, superlatifs (dans ces chorégraphies signées Michiel Vandevelde).
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Fidèle à l’ultra-expressivité de la scène, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, sous la direction de Carlo Goldstein brille d’une maîtrise totale du répertoire verdien. Le directeur musical, qui n’avait jusqu’ici abordé qu'une poignée d'opus du compositeur, témoigne avoir embrassé sa grande production avec volubilité. Le résultat n’en est que plus renforcé, homogène et d’une grande consistance. Les arias des solistes trouvent une résonance ultra-généreuse et précise en fosse, tenues par la finesse des percussions et des cordes.
La synthèse des partitions met encore à l’honneur la spécialité de Verdi et ses typiques « chœurs patriotiques ». La foule est portée par la puissance des voix, véhémentes et pourtant en harmonie de groupe. Les voix féminines, puissantes et riches sonnent claires, les voix masculines, plus assises, apportent une solennité à l’ensemble.
Enea Scala figure Carlo avec une voix typiquement belcantiste et très romantique. Le ténor marque son rôle par une volatilité redoutable et une aisance, tant vocale que théâtrale. Partagé entre l’amour de Laura et de Christina, le ténor joue le charme et la véhémence politique. Puissants, jamais poussés, les graves ondulés rejoignent les aigus perçants et vibrants, ovationnés par le public. Le grand habitué des planches de La Monnaie signe un rôle de sa voix, au serré guttural bien personnel, pour un troisième acte qui bascule dans le dramatique.
Giuseppe (frère de Laura) est incarné par un Vittorio Prato austère et puissant. Le baryton italien place son jeu légèrement en retenue, en opposition avec la voix certaine, confiante et légèrement ornementée. L’amoureux de Christina doute en amour, plaçant son jeu en retrait jusqu’au développement tragique, en concurrence avec Carlo.
Hwanjoo Chung (Arminio) fait une apparition éclair en retenue, élégante, manquant d’un peu de ferveur ou de colère (révolutionnaire).
Justin Hopkins (Lorenzo) et sa voix de baryton-basse s’impose avec poids dans la distribution. Placé entre une froideur de jeu et une chaleur de voix sombre, abyssale et boisée, le chanteur américain contrebalance avec l’italianité environnante. Plus ancrés, moins ornementés, les arias sombres percent avec une teinte austère et puissante.
Laura, jeune révolutionnaire d’origine bourgeoise trouve en Nino Machaidze une énergie sensuelle et opulente. Les aigus sonnent riches et raffinés, les arias sont chantées sans difficulté apparente, touchant les strates supérieures des aigus, limpides. Radicale dans le jeu manipulateur et charmeur, la voix s’offre plus directive, droite.
Gabriela Legun incarne avec une belle complexité le rôle de la jeune cinéaste Cristina. La soprano, pour la première fois sur les planches de La Monnaie, s'offre une ovation du public, charmé par la teinte claire et précise de la jeune chanteuse. Sans limite technique, elle s’impose colorature et versatile.
Ainsi se clôture le temps de la révolte, la scène de pavés saccagés et encombrée de voitures, barricades, radiateurs, drapeaux, télévision et vélos en tout genre. L’hyperréalisme de la mise en scène résonne aussi avec l’histoire de Bruxelles (la Révolution Belge fut d’ailleurs inspirée à l’Opéra) qui accueille régulièrement des manifestations pour de grandes causes.
La suite, avec Nostalgia, fera le point sur le trio amoureux de jeunes révolutionnaires, 40 ans plus tard… À suivre sur Ôlyrix.