15 ans de Passion avec Le Banquet Céleste, à Rennes
En fin connaisseur de l’univers baroque, notamment Jean-Sébastien Bach qu’il a chanté lorsqu’il était enfant à la Maîtrise de Bretagne ou plus tard sous la direction de Philippe Herreweghe, Damien Guillon s’intéresse aussi bien à des monuments comme la Passion selon Saint Jean (donnée en 2019 pour le 10ème anniversaire de l’ensemble), qu’à des œuvres oubliées comme la Passion selon Brockes de Telemann (donnée à l’Opéra de Rennes il y a un an), toujours dans un souffle continu, une théâtralisation propre au baroque avec des affects opposés mais une articulation précise (toujours dans un souci d’authenticité et d’expressivité).
Dès l’ouverture, le tempo est choisi, ni trop lent, ni trop rapide, adapté à l’absence de réverbération du lieu. Tout au long du déroulé du drame, Damien Guillon sera toujours attentif à cette acoustique particulière en adaptant chaque tempo afin d’aérer les lignes polyphoniques, mais aussi pour donner du relief à la ligne de basse. Il instaure d’emblée une homogénéité de groupe par l’imbrication sonore de tous les registres et ce, malgré la disposition qui n’avantage pas les deux chœurs (disposés en ligne et non en face à face comme il est coutume de le faire dans la pratique du double chœur). L’intensité dramatique est présente dès les premières mesures, notamment par une pulsation inflexible dans le rythme de la basse bien appuyée. Elle s’intensifie progressivement jusqu’à l’entrée du chœur puis de la maîtrise d’enfants.
Le plateau vocal est constitué de chanteurs aguerris, habitués pour la plupart au lieu, au chef et à ses musiciens. Cependant, ils sont confrontés à plusieurs difficultés rendant leur prestation un tant soit peu périlleuse : entre autre, le grand effectif sur cette scène, rendant les déplacements quasi impossible, la présence des caméras et des micros (le concert est filmé par FR3 Bretagne, TV Rennes et KTO TV). Chantant derrière l’orchestre, les solistes du chœur 2 restent à leur place contrairement à ceux du chœur 1 s’avançant de quelques pas, tous éloignés de l’instrument qui les accompagne dans les airs (ce qui amoindrit leur complicité). Dans ces conditions, un contrôle permanent de l’émission et du soutien est nécessaire : certains chanteurs par leur expérience et leur faculté d’adaptation sont plus à l’aise que d’autres. Malgré ces contraintes, tous sont investis et adhèrent aux intentions du chef.
Le rôle de l’Evangéliste est confié au ténor Juan Sancho. Placé au centre, à l’intersection des deux orchestres et des deux chœurs, il s’impose comme le témoin du drame. Sa voix solaire est dotée d’une bonne assise dans les médiums, capable de demi-teinte dans les aigus. Sa diction impeccable, le débit approprié selon les affects du récit, l’agilité à passer d’un registre à un autre, le soin apporté aux nuances du texte ainsi que le soutien constant sans manifester le moindre signe de fatigue tout au long de ces trois heures de performance retiennent toute l’attention nécessaire pour ne pas perdre le fil du récit. Il laisse passer une sorte de candeur juvénile à laquelle répond la maturité du Christ incarné par Edward Grint. De sa voix de baryton-basse sonore et bien timbrée, homogène sur la tessiture, il donne à la figure du Christ une dimension humaine, mélange d’autorité, de douceur puis de résignation. Il interprète également les deux derniers airs pour basse, notamment l’air "Komm, süsses Kreuz" (viens, douce croix). Dans cet air ardent, il implore la douceur réconfortante de la croix, en déployant une voix ronde et articulée aux aigus clairs et sonores bien que les graves moins soutenus soient un peu étouffées. Associé au jeu assuré de la gambiste Isabelle Saint-Yves, les deux musiciens offrent une interprétation expressive et contrastée, entre souffrance et délivrance.
Le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian fait preuve d’une tension émotionnelle engagée conjuguant une grande maîtrise vocale, un contrôle constant du soutien ainsi qu’un souci constant du phrasé et de la musicalité. Quel que soit l’air interprété, le texte est toujours incarné avec une intelligence dramatique. Sa voix d’alto ardente, intense, tranche avec le son âpre du violon d’Enrico Gatti, amplifiant ainsi l’élan doloriste du chanteur exprimant les pleurs de Jésus trahi par Pierre. Les longues tenues de voix conduite figurent également la souffrance du Christ. Enfin, le contraste est saisissant entre la voix richement colorée mettant en relief les harmonies dissonantes se déroulant sur un rythme implacable, et la délivrance incarnée dans les vocalises fluides, la respiration légère exprimant la joie incommensurable de la rédemption au plus fort du martyre.
La soprano Maïlys de Villoutreys offre une interprétation conduite dans le sens du texte. Sa voix claire et homogène dotée d’un bon soutien lui permet de varier l’intensité, la nuance, la couleur.
La voix incandescente au timbre lumineux de la soprano Céline Scheen exprime l’âme terrassée par l’amour de Jésus, déterminée à mourir pour lui. Les vocalises précises et légères atténuent la tension et annonce la certitude et la joie de la Résurrection, ponctuée d’un sourire réconfortant de la part de la chanteuse. Elle fait preuve d’une grande musicalité avec des pianissimi précis dans le registre medium, des aigus d’une grande pureté, le vibrato atténué se mariant avec le timbre des trois instruments à vent pour former une quatuor angélique.
Nicholas Scott propose une interprétation sensible avec une voix de ténor bien affirmée, habile dans les vocalises. La voix mixte est bien utilisée. Cependant, le phrasé manque de fluidité, faute d’un soutien constant.
Marco Saccardin est investi et déploie une grande énergie vocale pour incarner Pierre, Pilate ou encore un grand prêtre. Il assure également des airs de basse avec une voix bien timbrée dans le medium et les aigus, ainsi que des vocalises aisées. Toutefois les notes graves sont peu audibles, faute de soutien suffisant pour compenser l’acoustique de la salle dans ce répertoire.
Bradley Smith prête sa voix claire, nette et affirmée pour le récit évoquant le silence de Jésus face aux questions du Grand prêtre. Il dégage une belle énergie, les aigus sont bien projetés, il pointe ses vocalises d’une attaque fiévreuse pour exprimer l’outrage et la raillerie subis par Jésus.
L’interprétation de la mezzo Blandine De Sansal est soignée, délicate, faisant entendre une voix chaude et colorée bien soutenue sur les différents registres mais convenant moins à l’arioso évoquant les plus vives souffrances du supplicié.
Le Chœur de chambre Mélisme(s), renforcé par les solistes et préparé par leur chef Gildas Pungier est tour à tour tendu, expressif, recueilli ou déchaîné selon qu’il incarne le chœur des fidèles ou la foule haineuse et vociférant. Les départs sont assurés, les échanges entre les deux chœurs bien équilibrés au niveau des tessitures, les interventions avec les solistes sont claires, précises, nuancées.
La Maîtrise de Bretagne préparée par Maud Hamon-Loisance intervient peu. Disposée en avant-scène, les voix pures des jeunes maîtrisiens planent au dessus du chœur d’introduction puis se mêlent au choral final de la première partie.
Le Banquet Céleste, divisé en deux orchestres présente moins d’homogénéité que les chœurs, chaque orchestre jouant un peu à sa façon (l’effusion dans l’orchestre 2 se perdant quelquefois dans la justesse, notamment au niveau du pupitre des violons). Le continuo reste au contraire bien uni et, associé aux cordes graves, installe à plusieurs reprises une assise solide. La fusion et l’équilibre sonore se reforment cependant dans les tutti.
Après avoir refermé le livre de la Passion dans l’espérance et la mort apaisée, Damien Guillon, Gildas Pungier et l’ensemble de leurs disciples sont longuement acclamés par un public venu en grand nombre, comme toujours à cette époque de l’année où le Kantor de Leipzig monopolise bon nombre de salles de concert !