Corps mélodiques et voix en mouvement pour Carmina Burana au Teatro Colón
Ce sont pas moins de trois corps permanents du Teatro Colón (ballet, chœur d’adultes et chœur d’enfants) qui accompagnent la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires (OFBA) et trois chanteurs solistes argentins pour un spectacle total trouvant un juste équilibre entre l’art lyrique et la danse, l’un empruntant à l’autre et réciproquement.
L’œil à l’écoute : corps mélodiques
Créées en 1998 pour le Ballet Royal de Flandres, la chorégraphie et la mise en scène de l’Argentin Mauricio Wainrot font preuve de souplesse et de limpidité au service d’un minimalisme esthétique qui laisse toute sa place à l’ampleur musicale. La signature de son complice, Carlos Gallardo (décédé en 2008), fait rimer sobriété et diversité dans les choix atemporels des décors (des panneaux latéraux coulissant) et des costumes, ces derniers renvoyant à des croisements entre ballet néoclassique et des problématiques contemporaines de genre. La version présentée au Colón est la reprise d’une production montée en 2019 à l’Auditorio Nacional del Sodre de Montevideo (Uruguay).
Le Ballet permanent du Colón, dirigé par Mario Galizzi, officie sur toute la scène du théâtre et focalise la majeure partie de l’attention visuelle en rythmant le spectacle et en lui donnant, de façon plus surprenante, un surplus d’âme mélodique venant se superposer à la partition de Carl Orff. Les corps des danseurs, en couple ou en groupe, se font instruments narratifs dont la vibration corporelle oscille entre exposition illustrative et émoi sensitif. Les danses sont coulées dans le moule orchestral, les mouvements et gestes corporels, tantôt souples et arrondis, tantôt percussifs et angulaires, font de la complexité une résonance qui se veut le miroir du propos de la musique et du livret. L’équilibre de formes soigneusement asymétriques, gage de modernité dans l’expression langagière des corps, en particulier lors de pause immobile en couple ou de compositions groupales en mouvement, étonne par sa beauté sculpturale, son élégance et sa puissance esthétique. Des figures plus classiques, où synchronie, symétrie et distances entre partenaires manquent de précision dans les positionnements et les mouvements, où des tremblements des avant-bras accusent des portés moins assurés, sont moins convaincantes. Si le néoclassicisme, en phase complète avec la partition, trouve des points d’appui dans la ronde des folklores européens, l’originalité et la diversité des tonalités dans l’exécution des danses rend globalement à l’ensemble une certaine originalité.
L’ouïe en éveil visuel : voix en mouvement
Les chœurs des adultes, dirigés par Miguel Martínez et déployés latéralement, s’organisent en stéréophonie : les hommes, disposés côté jardin dans le deuxième balcon de la salle, rivalisent avec les dames, positionnées symétriquement côté cour. Cette répartition genrée est parfois dénaturée à la faveur d’une mixité unilatérale qui vient ponctuellement enrichir et complexifier, en fonction des épisodes, cet effet stéréophonique fort propice à l’appréciation des susurrements du fameux Fortuna Imperatrix Mundi. Hommes et femmes rivalisent de volume, de précision et de nuances, sans jamais surjouer cette théâtralité vocale propre à Carmina Burana. Les voix sont claires et hautes, en rythme avec les musiciens de l'orchestre mené en fosse par Carlos Calleja. Ce dernier assure une direction ferme et pointilleuse, assignant à chaque instrumentiste ou famille d’instruments des effets de détails en jouant habilement sur l’acoustique du théâtre, réputée mondialement pour ses qualités de propagation et de réverbération du son.
Le Chœur permanent des enfants, sous la direction de César Bustamante, est placé dans la baignoire qui jouxte la scène côté jardin. La luminosité et la brillance des voix le composant offre des projections saines et limpides, d’une avantageuse homogénéité d’ensemble.
Du côté des solistes, les trois chanteurs interviennent à tour de rôle depuis une loge du premier étage côté cour.
Le baryton Alfonso Mujica expose des projections qui souffrent parfois de la rivalité sonore avec l’orchestre, enflammé par leur chef, qui a parfois tendance à le couvrir. Le timbre est d’une couleur vive et claire, avec des aigus volatiles et agiles mais des médiums qui manquent de profondeur et d’assise, tant il est vrai, à sa décharge, que le positionnement latéral ne favorise guère une couverture circulaire pour l’ensemble du public. Les passages en voix de falsetto sont exécutés avec une facilité qui confirme les qualités d’Alfonso Mujica dans les registres les plus aigus.
Le contreténor Martín Oro manifeste un organe vocal puissant, cuivré et perçant. Les émissions, claires et soutenues, sont agréablement filées mais parfois un peu sèches dans le spectre harmonique qu’elles développent et qui pourrait être plus riche.
La soprano Laura Rizzo (du cast B) remplace sa collègue Laura Pisani (cast A) pour cette soirée de première. Si le théâtre avertit le public de ce changement avant la représentation, les raisons qui en sont à l’origine ne sont pas précisées. La voix de Laura Rizzo est aérienne et brillante, presque translucide et sibylline. La justesse dans les projections, assez puissantes pour être audibles de tous, est toujours millimétrée et maîtrisée, en jouant d’effets d’écho qui viennent anoblir la prestation vocale et théâtrale.
L’ouverture de la saison 2024 se fait ainsi sous le signe de la grandeur en convoquant nombre de ressources locales. Le public, conscient des difficultés actuelles de l’Argentine, applaudit d’autant plus chaleureusement le spectacle qu’il a bien la sensation de vivre des moments artistiques peu communs compte tenu du contexte actuel que nous avons également décrit dans notre présentation de cette saison (à retrouver ici).