Kassandra transgenre en première mondiale au Teatro Colón
Espace souterrain dans l’enceinte du Teatro Colón dédié exclusivement aux expressions théâtrales et musicales contemporaines, le CETC, en coopération avec l’Alternative Stage de l’Opéra National de Grèce, dévoile en première mondiale une réécriture du mythe de Cassandre. Kassandra est un opéra de chambre composé par l’Argentin Pablo Ortiz sur un livret du dramaturge franco-uruguayen Sergio Blanco. La soprano María Castillo de Lima, dans le rôle titre, en est l’unique interprète vocal, tandis que la cheffe Eduviges Picone dirige les cinq musiciens réunis pour l’occasion.
Marginalités
Kassandra conserve de sa lointaine origine des marginalités qui contrarient son rapport à l’Autre. Sous la plume de Sergio Blanco, c’est bien une femme d’aujourd’hui, transgenre, exilée et migrante, qui s’adonne à la prostitution et à la revente de produits de contrefaçon dans un bar enfumé de clandestinités diverses, où des clients solitaires sont aussi les musiciens exécutant la partition. Kassandra joue aussi les Cassandre en devinant l’avenir : elle prédit son destin funeste dans des cartes qui lui promettent une mort accidentelle, précisément dans le taxi qu’elle s’apprête à prendre pour rejoindre « The cochon Monsieur Flaubert », son client français, violent mais généreux. Le costume du personnage éponyme créé par Luciana Gutman renvoie à sa condition de prostituée transgenre, subtilement empreinte de vulgarité mais aussi d’une fragilité poétique touchante.
Chauds lapins : de Kassandra à Bugs Bunny
Les activités illicites de Kassandra l’amènent, sous la forme d’un long monologue, à exprimer, dans un globish de circonstance (dérivation approximative, mais ici très expressive, de l’anglais), son existence, sa condition, ses états d’âme, ses errances sentimentales et sexuelles. L’audace a parfois partie liée à l’humour, lorsqu’une collection de sextoys est exhibée par Kassandra en précisant la taille du pénis de ses amants successifs tirés des noms les plus prestigieux de la mythologie de la Grèce antique, les 22 cm d’Agamemnon emportant largement la partie… et les sourires ou rires du public.
La mise en scène, sobre et épurée, est assurée par Alexandros Efklidis et Diana Theocharidis. L’équilibre visuel du spectacle résulte de cette sobriété qui verse moins dans le réalisme des situations que dans leur valeur symbolique (par la superposition des marges du spectacle et de son making-of : lumières en contrebas, présence des musiciens dans l’espace de la scène) ou anecdotique (le masque de Bugs Bunny et la prise de distance burlesque et dérisoire de son « That’s all folks! » relativisant la tragédie humaine).
Transgenralités musicales
María Castillo de Lima assume pleinement d’être passée, fait sans doute unique dans les annales de l’histoire mondiale des grandes maisons d’opéra, du statut de ténor membre du chœur permanent d’un théâtre lyrique à celui de chanteuse de la même formation dans les rangs des sopranos. Personnage médiatique, notamment mis en lumière à l’occasion d’un récital de ses propres compositions au Teatro Colón, salle vide, en pleine pandémie de Covid, sa personne la prédestinait à incarner Kassandra. La créature du librettiste est une figure transgenre avouant avoir été émasculée. Par effet de miroir autour de la question du genre, le sigle symétrique du groupe pop AꓭBA, dont Kassandra se révèle être fan, semble mimer cet adossement troublant entre la chanteuse et le personnage qu’elle incarne.
La voix de María Castillo de Lima est d’une puissance rare, d’une amplitude très large, les passages de voix de tête en voix de poitrine s’exécutant sans véritable glissement audible, les registres graves de son ancienne tessiture étant même à l’occasion convoqués pour exprimer le désespoir de son personnage, sa perte d’identité. Le timbre est lumineux, solaire, uniforme dans des projections à ce point perçantes et percutantes qu’elles heurtent parfois le pavillon de l’oreille : certaines phrases paraissent inutilement et exagérément projetées dans une salle aussi réduite n’impliquant pas nécessairement autant d’efforts volumétriques.
La cheffe d’orchestre Eduviges Picone mène avec rigueur, netteté et précision des musiciens et un assistant à l’électronique qui suivent ses instructions gestuelles à la lettre. Kassandra est un long soliloque musical, où l’instrument (vibraphone ou clarinette basse) vient dialoguer avec la chanteuse soliste sur le mode de l’accompagnement mélodique et mélancolique ou le contre-point ornemental et expressif. L’exécution d’une partition qui se nourrit d’influences diverses, entremêlées de pop culture et de rap, estompe, en adéquation avec le texte, les traditionnelles frontières des genres musicaux, au profit d’un spectacle original et audacieux, qui emporte l’adhésion d’un public venu nombreux applaudir chaleureusement María Castillo de Lima et l’ensemble de l’équipe artistique et technique à l’origine de ce projet international.