L’étoffe inépuisable du rêve au Printemps des Arts de Monaco
L’inspiration de cet opus singulier, classé sous le genre étiré à l’extrême de l’“Opéra” s’inscrit dans le thème de l’Écologie et l’engagement bio-géographique de la compositrice : sa rencontre sensible avec la culture des aborigènes d’Australie. Le librettiste Alain Carré, également comédien principal du drame, re-constitue un récit, classé sous le genre étiré à l’extrême du Mythe : une Genèse, suivie d’un Chaos, suivi enfin d’une Renaissance, selon une structure rhétorique bien éprouvée.
L’Ensemble Orchestral Contemporain occupe le cœur de la scène (mise en scène et conception scénographique de Jeanne Debost), formé d’instrumentistes-individus qui entrent en interactions discrètes, car non verbales, avec les personnages. Un étroit couloir d’arrière-scène comporte l’élément central du décor : un arbre-maître, évoquant davantage le ginkgo biloba chinois que l’acacia australien, stylisé au sens de la peinture dite naïve. Le récitant, Alain Carré, s’y adosse, mi-éveillé mi-penseur, Bouddha-Rodin comme pour signifier l’ancrage double du drame dans la Tradition et la Modernité.
Les costumes d’Elis Janoville font de même, hybridant drapés antiques, soyeux et colorés à des étoffes rugueuses et uniformément noires. Les faisceaux ou aurores lumineuses de Dan Félice, combinés aux fumigènes viennent matérialiser l’espace onirique ou le temps du rêve, tandis que la vidéo en illustre de manière littérale le propos : voûte constellée et aube lumineuse versus étoiles mortes et aurore funèbre.
Le style de la compositrice (nommée parmi les "100 Femmes de Culture 2023") semble vouloir régénérer la musique occidentale, par un retour aux sources, unifiant le chant, le rythme et le corps. Mais c’est le timbre qui se voit le plus savamment travaillé, en alliages constitués de glissandi de cordes (la plainte, la mort), scandés d’appels de percussions (l’énergie, la vie) que réalisent les membres à la virtuosité discrète de la formation instrumentale. La Tradition est représentée et matérialisée par le timbre-personnage qu’est Sylvestre Soleil, au didgeridoo ou à la guimbarde.
Côté chanteurs, le programme mentionne des « voix » et non des personnages, s’agissant d’un trio de chanteurs toujours dans le médium dans l'homogénéité, indistinguibles d'eux-mêmes, dans un but de s'effacer : Els Janssens, mezzo-soprano, Xavier de Lignerolles, ténor et Romain Dayez, baryton. Ils se tiennent ou se meuvent de manière hiératique, puis vont s'asseoir à des pupitres, ôtant leurs costumes pour rester en bure noire. Ils offrent avant tout leur tessiture, pure et neutre, et prennent soin de gommer leur individualité et granulosité vocales. Leur partie, en miroir de celle des instruments, est constituée de longues plages de sons tenus et d’onomatopées scandées, comme si l’Humain découvrait le pouvoir de la Parole. Le travail opératique de la voix cède sa place à une forme de ventriloquie unifiant avec une précision mesurée le souffle et la matière, la voix épelant un langage premier.
Alain Carré, en comédien-chaman, distribue la parole aux uns et aux autres, de sa vocalité sonore de récitant. Il est lui-même soumis aux entrées précises, solfégiques, du chef d’orchestre, Bruno Mantovani, qui tient du début à la fin, avec la rigueur d’un grand métronome, une lente battue régulière.
L’intégration en un collectif humain serré semble être la solution, proposée par l’œuvre, pour pallier la fragilité du spectacle et du vivant : « L’homme étranger à la beauté du monde efface un à un les points du grand chemin. » Message entendu par un public plus songeur que rêveur.