Opéra de Rennes : la création pour tous
Un opéra pour les spectateurs -dès 8 ans- mettant en garde contre les dangers des "réseaux sociaux" (les 29 et 30 mars 2024), un opéra d'après Les Ailes du désir de Wim Wenders (du 14 au 18 mai), un "cabinet d’absurdités rempli de gags sonores et d’espiègleries vocales" de moins d'une heure et dès 5 ans (les 20 et 21 avril), un opéra jazz sur un conte breton (les 7, 8, 9 et 10 novembre) mais aussi une installation ressuscitant huit compositrices oubliées (du 24 septembre au 7 octobre) : la création à l’Opéra de Rennes est tellement riche et diverse qu’elle est pour tous. Il y a forcément une proposition pour vous (voire plusieurs, voire toutes, et elles sont pour toutes les bourses : comme vous pourrez le constater en réservant vos places sur la billetterie de l’Opéra).
L’Opéra de Rennes continue ainsi de creuser ce sillon de la musique contemporaine et accessible (vous pouvez également retrouver le grand format que nous avions consacré à ce répertoire à Rennes la saison dernière). Nourrir le répertoire contemporain (qui fait de l’Opéra un art vivant et doit contribuer aux répertoires de demain) sans renoncer à proposer un art accessible, et réciproquement : proposer des spectacles pour tous sans renoncer à l’ambition esthétique, en tenant compte d’objectifs de politique publique de sobriété budgétaire, de transition écologique, de mixité sociale, de solidarité. Tel est le grand défi en question, une question brûlante que nous abordons régulièrement sur les colonnes d’Ôlyrix et de Classykêo et qui est très clairement un objectif et un leitmotiv pour l’Opéra de Rennes et son Directeur Matthieu Rietzler : « Nous programmons des compositrices et des compositeurs en tentant d’éviter les chapelles, mais je reconnais être particulièrement sensible aux écritures à la fois très sophistiquées mais aussi généreuses et directes. D’ailleurs, ces œuvres qui font la vitalité de notre maison tendent naturellement des passerelles, entre les musiques, entre les spectateurs, entre les artistes… j’aime cette idée de circulations, aussi bien entre compositeurs qu’avec les interprètes. C’est aussi pour cela que je ne travaille pas par “thématiques” : les cohérences, les thématiques, les lignes de forces se dégagent naturellement et les projets se font écho les uns et les autres, de manière assez organique. L’Opéra de Rennes milite ainsi pour une diversité des approches : avec des propositions conventionnelles, mais aussi des formes audacieuses et radicales, des œuvres du répertoire comme des créations. C’est aussi ce qui permet à l’Opéra de Rennes de multiplier les coopérations. »
Narcisse de Joséphine Stephenson (née en 1990), les 29 et 30 mars 2024
La prochaine œuvre contemporaine à l’affiche est un exemple de ces coopérations, entre artistes et (re)trouvant Rennes comme épicentre. Matthieu Rietzler poursuit ainsi les présentations : « Joséphine Stephenson est proche de la Compagnie Miroirs Étendus qui est notamment portée par Fiona Monbet et Othman Louati (la cheffe d’orchestre et le compositeur des Ailes du Désir qui viennent se poser chez nous mi-mai). Lorsque j’ai découvert le projet Narcisse, proposé par l’Arcal (Atelier de recherche et de création pour l'art lyrique) à Joséphine Stephenson, j’ai tout de suite été très intéressé et je suis vraiment heureux que nous présentions son travail qui est là aussi un alignement parfait de nos ambitions et de nos compagnonnages. Ce projet réunit des artistes que nous accompagnons au long cours : Emmanuel Olivier à la direction musicale (pianiste-chef de chant qui a dirigé Les Enfants terribles la saison dernière à Rennes et y revient presque chaque saison), Benoît Rameau et Apolline Raï-Westphal (deux artistes de la nouvelle génération que je trouve absolument brillants et qui sont aussi des habitués de Rennes). Et ces interprètes de la jeune génération s’adressent avec ce spectacle aux jeunes générations, ce qui est idéal en terme d’identification, tout en nous permettant de proposer sur nos plateaux d’opéra des récits d’aujourd’hui, parfaitement complémentaires avec notre amour pour les grandes histoires et grands mythes du répertoire lyrique.
Nous sommes donc très fiers de reprendre cette œuvre qui donnera également lieu chez nous à une création. En effet, la Directrice de l’Arcal, Catherine Kollen m’avait confié qu’un prologue participatif intitulé “Vendeur d’étoiles” avait été commandé avec Narcisse, mais qu’il n’avait pas encore été créé. Nous serons donc les premiers à le présenter. »
Et pour en parler, nous avons interrogé directement la compositrice, Joséphine Stephenson : « Narcisse raconte l’histoire de deux protagonistes (Narcisse et Chloé) et d’un réseau social nommé “Direct”, qui oblige ses utilisateurs à être filmés dans leur vie quotidienne, à l’improviste.
Narcisse a été créé en novembre 2019 et, au cours du développement de ce projet, son commanditaire, l’Arcal, a eu l’idée de l’enrichir d’un prologue participatif, pour renforcer encore les collaborations avec des maîtrises et des écoles. Mais le Covid est venu et a tout annulé. Après le Covid, les élèves qui avaient travaillé le prologue avaient grandi. Certains en ont depuis chanté un mouvement, mais il s’agira ainsi à Rennes de la création de ce prologue participatif en entier. Le texte de Marion Pellissier (qui signe le livret de cet opéra et sa mise en scène) donne la voix, en chœur, à tous les membres du réseau : c’est comme dans un tchat entre les fans de Narcisse. Dans le premier mouvement, des jeunes expliquent ainsi pourquoi ils s’inscrivent au réseau social “Direct”, dans le deuxième mouvement intitulé “Je t’aime” les fans de Narcisse essayent de le séduire et de lui ressembler (mais ils n’y parviennent pas et deviennent jaloux), cela mène à leur révolte et ils accusent Narcisse de n’être qu’un vendeur d’étoiles (d'illusions et de rêves). Le dernier mouvement montre même un flash-forward, situé après la fin de l’opéra, après le réseau : les jeunes revoient Narcisse dans la rue, dans la vraie vie et se demandent comment il s’en remet.
Ce prélude ajoute ainsi un moment de réflexion mais aussi d'implication par la participation des jeunes chanteurs, et cela permet de travailler aussi une musique facilement abordable. »
« Ce prologue s’inscrit idéalement dans notre politique artistique, s’enthousiasme Matthieu Rietzler. Nous avons en effet à Rennes le grand projet “Objectif Chœurs !” voué à fédérer le chant choral en Bretagne. Cette pratique chorale est une voie d’émancipation et un outil essentiel pour l'éducation artistique et culturelle. Ce prologue vient ainsi poursuivre la dynamique de L'Odyssée de Jules Matton mis en scène par le rennais David Gauchard, que nous avons présenté en 2022 avec au plateau la Maîtrise de Bretagne et des classes de collèges (y compris de zones d'éducation prioritaire).
Il sera confié à CJ² (Chœur de jeunes du conservatoire et d’élèves en classe musique du collège Clotilde Vautier à Rennes), un chœur qui a été constitué l’année dernière à l’occasion du projet Le Grand Boom avec la Maîtrise de Bretagne. Il s’agissait d’un week-end où nous avons mis en valeur un certain nombre de chœurs d'enfants et d'adolescents pour leur apporter cette pratique scénique qui est essentielle dans le chant choral (et dans la vie). Nous poursuivons avec eux une collaboration réjouissante : on sent combien ces jeunes, lorsqu’ils sont sur le plateau de l’opéra, se révèlent et s’épanouissent, s’expriment et s’engagent. C’est réjouissant. »
L’opéra résonne ainsi partout, par tous et pour tous, tous les âges pouvant s’impliquer dans sa création, à destination de tous les publics… et par tous les moyens (musicaux et artistiques). En effet, la richesse unique de l’art contemporain, c’est qu’il peut utiliser les outils de son temps. C’est précisément le cas avec Narcisse, et c’est aussi ce qui intéresse beaucoup Matthieu Rietzler dans un esprit pluri-disciplinaire : « Ce travail de Joséphine a une vraie ambition dans l’écriture, tout en restant très accessible. Elle sait réunir les univers, explorer les frontières passionnantes entre musiques classiques et populaires, contemporaines et actuelles. Elle sait faire entrer toutes les musiques à l’opéra, avec ambition et raffinement. Ces passerelles ont un sens particulier à Rennes, ville de musiques actuelles (la ville des Trans Musicales et des festivals Mythos et Autres mesures, d’Etienne Daho à Olivier Mellano). »
Une dimension qui est justement une des cordes à l’arc de la compositrice, comme elle l’explique : « C’était passionnant de travailler avec Jonathan Lefèvre-Reich (qui signe la sonorisation du spectacle) sur des éléments très pratiques d’emploi de l’électronique : cela résonne avec la thématique (d’un réseau en ligne) et permet de proposer aux jeunes des sonorités qui leur sont familières. Cela permet aussi de faire un opéra avec seulement deux musiciens-instrumentistes. L’électronique permet de surpasser la contrainte des deux instruments acoustiques et de leur donner une ampleur orchestrale, et c’était un défi passionnant à surmonter. À cette période j’explorais justement le travail de son live avec des pédales dans mes collaborations avec des groupes de musique actuelle, alors c’est tout naturellement que ces techniques se sont retrouvées dans l’opéra.
C’est de fait un spectacle technique. Pour les premières, j’étais en régie avec Jonathan. Depuis, le spectacle a beaucoup tourné, y compris sans moi, et les musiciens sont brillants : je reviens à Rennes en simple spectatrice. L’opéra a bien marché auprès des jeunes et a suscité des retours intéressés et dynamiques (parfois même en direct pendant le spectacle !). C’est un bon signe de voir qu’on continue de parler d’un spectacle cinq ans après. Et c’est très gratifiant : composer une œuvre de cette envergure demande un tel travail !
L’opéra est une plateforme pour parler de choses importantes : des sujets de justice, des questions de société. Mais composer n’est pas pour moi une démarche de revendication, je choisis simplement des sujets qu’il m’intéresse de mettre en lumière dans le contexte d’une œuvre d’art. »
L’opéra contemporain peut ainsi employer des outils contemporains et traiter de sujets contemporains, il permet aussi de tisser des liens avec d’autres références contemporaines. À ce titre, Narcisse aurait tout à fait pu être un épisode de la série Black Mirror. Une référence qui n’a pas inspiré Joséphine Stephenson a priori : « Je n’avais pas vu Black Mirror à l’époque et je n’ai toujours pas regardé vraiment depuis (j’en ai forcément vu des petits morceaux de-çi de-là). Mais cela faisait partie de nos univers de références inconscientes (et cela accélère les connexions du public avec l'œuvre, pour comprendre et se lier au propos). Concernant les références opératiques pour Narcisse, j’avais vu à l’English National Opera une œuvre de Nico Muhly, Two Boys, avec des échanges de messages sur internet, sur scène et en musique. J’avais aussi été intéressée par Sunken garden, opéra de Michel van der Aa, qui navigue entre airs d’opéra et pop-électro. Cela m’a rassurée : si des gens le font dans des grandes maisons d’opéras alors je peux le faire aussi. »
Ce thème des références résonne avec le travail d’Othman Louati sur le film Les Ailes du désir, également présenté à Rennes : « Si je devais choisir un film à mettre en opéra, explique Joséphine Stephenson, ce serait sans doute un film comme Festen. » Othman Louati (que nous avons également interviewé) lui répond à distance : « Avec Joséphine Stephenson, nous partageons un amour de la pop-music (que j’intègre moins à mon travail). Je tends aussi de plus en plus vers une recherche de l’émotion directe, qui est très forte chez Joséphine. Quant à Francesco Filidei qui est aussi programmé dans cette saison contemporaine à Rennes, c’est pour moi l’une des meilleures plumes opératiques actuelles. À Rennes, j’ai aussi été énormément marqué par Trois Contes de Gérard Pesson et David Lescot, une œuvre qui m’avait beaucoup impressionné par cet alliage de vivacité et de légèreté qu’on devrait retrouver davantage dans la musique nouvelle. »
Les Ailes du Désir d’Othman Louati (né en 1988) les 14, 15, 17 et 18 mai
« Je suis très heureux de présenter à notre public Les Ailes du désir, un projet dont nous sommes à l'initiative, ensemble avec le collectif de production la co[opéra]tive. Nous créons et travaillons ainsi dans un esprit de troupe : il est rare de jouer ainsi une vingtaine de fois une production dans différentes salles, a fortiori pour un opéra contemporain (et nous envisageons déjà des reprises !). Chacun est ravi de porter le spectacle, en mettant au service collectif ses forces et spécialités : nous avons ainsi été particulièrement impliqués pour la distribution et avons fabriqué les décors. »
« Matthieu a cette vision et responsabilité de direction tout en restant très proche des artistes, salue Othman Louati. Je peux témoigner du plaisir de travailler avec lui, plaisir partagé par mes collègues. Il se bat pour rendre les projets possibles avec un grand souci de la création (il a déjà soutenu un vaste catalogue de nouveautés). Il est très impliqué et son apport a été très important pour les choix artistiques, notamment de casting.
Cet engagement se matérialise pleinement, avec une confiance dans le projet : l’Opéra de Rennes est le lieu qui propose le plus de représentations aux Ailes du Désir, c’est une preuve et une marque très concrète, et unique en son genre d’engagement. Savoir que 18 représentations de mon opéra ont été programmées dans les différents lieux, c’est un immense privilège et une immense responsabilité. Se dire aussi que l’œuvre va continuer de voyager, va toucher un public “décentralisé” est aussi une immense chance et opportunité, c’est la raison pour laquelle le spectacle a été composé (dans le lien entre musique, théâtre, marionnette, référence cinématographique) dans le but de toucher le plus large public possible. »
« C’est un pari auquel je crois car Les Ailes du désir ouvrent un imaginaire, explique Matthieu Rietzler. Rennes est une grande métropole, très active sur le plan culturel, riche en public dynamique. Et je crois beaucoup aux séries plutôt longues : c’est le moyen d’élargir et de diversifier nos publics. Les Ailes du désir sont un très beau projet pour amener à la musique contemporaine des spectateurs qui n’en seraient pas familiers.
Je suis ravi d’avoir fait ce pari : le spectacle a été créé et a joué tout l'automne, c’est un projet sur lequel nous avons beaucoup travaillé et nous l'accueillons en point d’orgue, en fin d’exploitation cette saison, nous savons donc qu’il s’agit d’un succès et qu’il rencontre son public. En le voyant j’étais extrêmement ému : entrer dans ce spectacle est une plongée multi-sensorielle, avec des émotions très contrastées et à fleur de peau. Le travail de mise en scène de Grégory Voillemet est très fin, riche de poésie et d'évocation, de Berlin bien sûr, de l’amour et du passage de la condition céleste à la condition terrestre. Ce spectacle crée un monde de sensations, et je pense qu’il est particulièrement fait pour l’écrin de notre Opéra de Rennes. »
Un but visé et touché du doigt dès la genèse du projet, comme s’en remémore Matthieu Rietzler : « Tout est parti d’une intuition de Johanny Bert (qui signe aussi la scénographie) : celle de transformer le film de Wim Wenders en opéra. L'idée de le confier à Othman Louati s’est vite imposée. Ce compositeur me fascine, dans l’amour extrême qu’il a des voix et son incroyable capacité à écrire pour elles (les deux étant liés bien entendu). Parmi la jeune génération de compositeurs, il me semble être celui qui écrit le plus passionnément et intuitivement pour la voix. Il a fait le grand parcours dans les classes de composition mais il sait aussi intégrer une musique de cirque et nous plonger dans l’atmosphère d’un Nick Cave. Il écrit aussi des musiques de scène incroyables, il est profondément inspiré par le théâtre.
Il nous a donc été naturel de lui confier son premier opéra. Il a une grande culture et curiosité : or, il fallait aimer et se (re)plonger dans ce film de Wim Wenders, à la lumière de toutes ses références historiques et avec un grand ancrage dans son époque. »
« Johanny Bert avait ce rêve de traduire Les Ailes du désir en marionnettes, poursuit Othman Louati. Les marionnettes sont le point de départ poétique et la matière première de cette œuvre : car il sait avec elles, traduire la manière dont Wim Wenders fait voltiger la caméra.
C’est une œuvre à tableau, le livret est construit ainsi pour traduire cette œuvre-monde avec des lieux très importants et marqués (extérieur, bibliothèque, cirque, boite de nuit, ciel, salon berlinois, etc). L’enjeu est de trouver la plus grande fluidité et organicité, de tirer un fil du début jusqu’à la fin. Le fait de travailler à une création permet justement d’échanger entre artistes, d'œuvrer en collaboration, de dialoguer et d’être généreux les uns avec les autres, d'adapter ainsi la partition à des enjeux : ceux des interprètes et de la mise en scène et réciproquement. »
C’est d’ailleurs le cas des plus grandes œuvres du répertoire : de Bizet qui recomposa incessamment l’Habanera pour l’interprète de Carmen, ou encore Debussy qui dut composer des interludes instrumentaux dans Pelléas et Mélisande pour donner le temps nécessaire aux changements de décors (entre d’infinis autres exemples).
Et ce travail collaboratif se fait avec toutes les forces vives de l’opus. Tout comme Joséphine Stephenson nous parlait de son travail avec les régisseurs, Othman Louati le rappelle : « si la régisseuse générale plateau Aurélie Valle n’est pas là, il n’y a pas de spectacle. Avec la partition, elle lance tous les tops qui déclenchent la machinerie, tandis qu’Anaïs Georgel déclenche l’électronique (qui dessine le ciel sonore dans cet opéra : comme Romitelli le rappelle, l’électronique est la musique de l’invisible, comme une présence qui vient d’ailleurs, traduisant l’invisibilité des anges d’une manière presque métaphysique). De surcroît le film de Wim Wenders est un chef-d’œuvre à bien des égards, dont celui du mixage avec cette voix off qui révèle les pensées intérieures, raison pour laquelle j’ai décidé de sonoriser ces pensées en approchant des micros des interprètes. Mais cela demeure très ponctuel, pour des moments d’intime en Sprechgesang (parlé-chanté), sans rien ôter donc de mon amour pour le lyrisme vocal. »
Le travail collaboratif se fait d’ailleurs avec tous les créateurs : « Wim Wenders (qui viendra voir pour la première fois cette œuvre à Rennes) et Peter Handke nous ont demandé de suivre l’intrigue mais ils nous ont proposé de changer de ville (sans doute pour souligner aussi l’universalité de cette histoire), relate Othman Louati. Nous avons toutefois gardé Berlin pour toute l’Histoire rattachée à cette histoire et à cette ville. L’ange a certes un autre sexe dans l’opéra (mais c’est pour moi anecdotique car les anges n’ont pas de sexe). Tout le nœud de la réécriture selon moi repose sur le personnage interprété dans le film par Peter Falk, connu pour avoir joué l'inspecteur Columbo. Nous avons donc inventé à sa place le personnage d’un autre Peter : un graffeur qui taguait le mur de Berlin, sous le pseudonyme de Renoir. »
La création contemporaine s’appuie ainsi et aussi sur ce qui rend l’art populaire en son temps. Les compositeurs programmés à l’Opéra de Rennes ne s’en cachent pas, ils le revendiquent même : « Le cinéma est l’art le plus populaire car le plus diffusé, poursuit Othman Louati. Nous pouvons donc nous appuyer sur sa force de médiation. Je réfléchis d’ailleurs avec ma compagnie Miroirs Étendus en ce moment à un projet autour de Solaris (réalisé par Andreï Tarkovski en 1972 d'après le roman de Stanisław Lem publié en 1961), qui me semble être une bonne une bonne voie pour requestionner notre place de petite poussière d’étoile dans cet univers, au moment où même notre rapport à la connaissance est questionné par l’intelligence artificielle. Un retour à la spiritualité est donc peut-être une piste…
Je cherche dans mon travail la plus grande simplicité dans la manière de concevoir les lignes et les harmonies, avec le plus grand enracinement. Tous les jours, je regarde une heure ou deux des partitions post-1950 (Ligeti, Kurtág) mais aussi Mozart, Haydn, Schubert pour puiser dans une rhétorique qui aille directement au cœur. L’idée est de cacher la complexité, d’en faire un raffinement, une épaisseur : que le chant qui émane soit le plus direct possible. J’ai lu que pour Léonard de Vinci, la simplicité c’est la sophistication extrême. Selon Marguerite Yourcenar, toute la plume doit pouvoir se concentrer dans une naïveté, une simplicité enfantine. C’est très important pour moi de pouvoir écrire pour des auditeurs qui n’ont pas forcément l'habitude d'écouter de l’opéra et encore moins de la musique contemporaine (dénomination qui est déjà une galaxie).
Aussi sombres que soient nos temps modernes, la grâce et l'émerveillement à travailler et sculpter quotidiennement l'existence sont un miracle dans la vie humaine. La porosité des styles musicaux chante quelque chose du monde, en caractérisant chaque scène pour trouver une forme de liberté et de souplesse à l'égard de toutes les musiques que l'on entend aujourd'hui. Cet opéra, passant aussi de la boîte de nuit au chapiteau de cirque et à l’aria opératique, ouvre les oreilles et fait tomber des murs esthétiques. L’opéra a cette vertu de s’ouvrir aux musiques au-delà de ses murs, Mozart le fait déjà, Monteverdi aussi et je n’ai pas peur de me servir dans cette partition de Simon Boccanegra (pour la scène “Merveille de vivre”), de psalmodies traditionnelles, de West Side Story (pour Peter), de Radiohead (dans la boîte de nuit) tandis que Debussy est partout dans le chant français. Mon travail est de trouver une puissance dans le matériau, des liens avec les motifs mais qui dessinent des ouvertures. »
La Falaise des lendemains de Jean-Marie Machado (né en 1961) en novembre 2024
Une puissance, des liens, des ouvertures mais dans un enracinement. Voilà qui résonne aussi pleinement avec le projet suivant dont nous parle Matthieu Rietzler : « Jean-Marie Machado est un compositeur contemporain de jazz. Il a réalisé récemment un projet avec Aurore Bucher autour de Cocteau, Le Bel indifférent. Il dirige l’orchestre Danzas, remarquable et important dans la scène jazz en France, et depuis un moment il avait envie d’écrire pour eux cet opéra-jazz. Ce sera “La Falaise des lendemains” dont l’histoire se déroule en Bretagne, à Roscoff et Jersey-Guernesey, pendant la guerre : c’est une histoire poignante, celle d’un amour impossible (car entre des camps ennemis à ce moment-là). Ce conte, très réaliste, sera mis en scène par Jean Lacornerie (qui vient de signer la mise en scène de La Chauve-Souris à Rennes). Nous sommes vraiment dans un entremêlement voix et musique, avec une orchestration pleine et entière et entièrement jazz (avec une vingtaine de musiciens, beaucoup de cuivres) avec là aussi quatre représentations, au mois de novembre, et pour une création mondiale à l'Opéra de Rennes.
Le livret de Jean-Jacques Fdida a la particularité d’être chanté en français, en anglais et en breton. Cela fait d’ailleurs écho à toute la place que nous donnons dans la programmation aux compositeurs bretons. Notamment le Chœur de Chambre Mélisme(s) créé dans les Côtes-d’Armor et en résidence en nos murs depuis 2016, est très impliqué dans la défense et promotion de ce répertoire : des œuvres de Paul Ladmirault, Paul Le Flem, Guy Ropartz, etc.
Nous continuons à tisser le lien aussi entre musiques traditionnelles, musiques classiques, musiques locales et internationales. Et là aussi, dans l’idée d’ouverture esthétique, avoir un opéra qui s’appuie sur la composition plutôt jazz me plaît beaucoup. C’est un projet en collaboration entre l’Opéra de Rennes, Angers-Nantes Opéra, l'Atelier Lyrique de Tourcoing, et la MAC de Créteil : donc un projet porté au sein du réseau lyrique et au-delà.
Nous proposons un opéra-jazz comme nous avons pu proposer un opéra-tango avec Maria de Buenos Aires : la richesse des couleurs musicales en fait la vivacité et la vitalité (et tisse des liens entre les styles, entre les répertoires, entre les saisons). »
Squeak Boum de Francesco Filidei (né en 1973) les 20 et 21 avril
« Là aussi, c’est vraiment un projet qui est né de la discussion avec les artistes, s’enthousiasme Matthieu Rietzler. Nous avons programmé la Petite Messe Solennelle de Rossini avec Jos Houben et Emily Wilson à la mise en scène : celle-ci échangeait avec Jeanne Crousaud à qui le compositeur Francesco Filidei a confié, pendant le confinement, des poèmes italiens devenus mélodies. Or, nous avons également une relation privilégiée avec Francesco Filidei puisque nous avons remonté son opéra L’Inondation. Là encore une évidence s’est donc présentée à nous, d’autant plus qu’est impliqué dans ce projet l’Ensemble Sillages qui est de Brest. Ils produisent le spectacle que nous accompagnons (et qui voyagera à Quimper, Brest, Caen, à l’Athénée de Paris, etc.), pour en faire une proposition de théâtre musical follement dadaïste et tout public : tout le monde deviendra un petit enfant ouvrant des malles dans le grenier de sa grand-mère !
Francesco Filidei compose actuellement l’immense projet pour La Scala de Milan qu’est Le Nom de la Rose en opéra [création en Italien, qui sera recréée ensuite en Français à l’Opéra de Paris, ndlr]. Sa musique, la “Proésie” d'après Federico Maria Sardelli et Les Brèves pour musiciens de Jacques Rebotier vont nous faire entrer dans un cabinet de curiosités, de contes fantastiques et modernes.
La musique contemporaine peut aussi être drôle tout en alliant une sensibilité poétique émouvante. C’est pourquoi cette œuvre est au cœur du Festival Big Bang porté par la compagnie Zonzo installée en Belgique et qui essaime en une vingtaine d'initiatives à travers l’Europe (dont Rennes, Rouen et Lille). »
Au-delà de la création, l’Opéra de Rennes s’attache aussi à participer au travail de re-création d’œuvres oubliées. Ce sera le cas à l’occasion de la reprise de La Sérénade composée par Sophie Gail sur un livret de Sophie Gay, co-production de Rennes et d’Avignon. « Léa Chevrier, compositrice qui habite à Rennes et crée des parcours de créations sonores, a conçu le projet "Un Orchestre à soi" : une installation sonore et série documentaire consacrée aux compositrices européennes effacées de l’histoire de la musique. Ce projet a été créé cette année au Conservatoire de Rennes et il se consacre notamment à Sophie Gail ! Il était donc inconcevable que nous ne reprenions pas ce projet au moment de La Sérénade. C’est un très beau parcours sonore et narratif : nous l'installerons dans la salle Nougaro (notre salle de répétitions) et il est également présenté cette année à l’Opéra Comique (du 29 avril au 5 mai 2024 et donc en septembre à l’Opéra de Rennes).
La création est un si vaste champ qu’elle est pour tout le monde. Les chefs-d’œuvre du passé étaient aussi en leurs temps des créations ! Il n’est pas impossible que certaines des œuvres jouées à Rennes telles que L'Inondation, Trois Contes, L’Annonce faite à Marie et bientôt Les Ailes du désir puissent rester dans les mémoires : qui sait, on en parlera peut-être dans cent ans comme des œuvres de répertoire ! Création ne rime pas forcément avec hermétisme ou difficultés d’accès. Ces créations que nous proposons sont des spectacles, de grands moments de travail entre des artistes et d’émotions pour les publics. »