Ce que le Printemps (des Arts) doit à Mahler
Un prélude de prime jeunesse introduit l’une des œuvres ultimes du compositeur viennois : l’unique mouvement (achevé) du Quatuor pour piano et cordes, "Nicht zu schnell" (pas trop vite), interprété par quatre membres de l’ensemble bruxellois Het Collectief. Les musiciens, dans un silence concentré, entrent dans la musique comme caressant avec précaution la robe d’un animal sauvage. Le thématisme Mahlérien, caractérisé par l’intervalle tour à tour ascendant et descendant, est déjà là, se réinjectant avec insistance dans une trame écrite que l’interprétation se doit d’équilibrer, pour restituer l’essence polyphonique du travail mis en œuvre. L’intensité des archets, notamment celui du violon (Wibert Aerts), en apesanteur, définit et installe le format acoustique et vibratoire de l’œuvre maîtresse qui suit.
Il s’agit de la transcription signée Reinbert de Leeuw au début des années 2010 (après celle de Schönberg en 1920) de la Symphonie Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre). Ainsi ingénieusement réduite, elle « gagne en mobilité et en légèreté, avec un meilleur équilibre entre voix et instruments, ainsi qu’une relation au texte poétique plus évidente », déclare Bruno Mantovani, directeur artistique du Festival.
Le grand piano Steinway de concert est roulé à l’arrière de la formation instrumentale, côté jardin, en écho résonnant à la harpe, placée à son autre extrémité, côté cour. Toutes les dispositions scéniques sont réfléchies, fidèlement préparées par une escouade appliquée de régisseurs. La singularité de la formation et de la transcription est à la fois visible et audible : notamment l’eau céleste de l’harmonium (Annelies Focquaert) et l’eau souterraine de la clarinette basse (Nele Delafonteyne) et du contre-basson (Pieter Nuytten). Chaque membre de l’ensemble est le soliste de son instrument respectif, en premier lieu, la flûte et le hautbois.
La composition vocale de Lucile Richardot, au métier forgé dans l’athanor baroque (Pichon / Pygmalion notamment), entraîne l’avancée de la partition vers la lumière, depuis ses premiers accents consolateurs jusqu’à l’apothéose, non pas de la victoire, mais de l’acceptation. Elle emprunte à la temporalité de l’oratorio sacré cette science du déroulement temporel, du souffle et de la matière, y engageant les trois registres de sa voix longue : grave carboniques, médium de résine, aigu d’arcs-en-ciel. Elle vocalise le dernier mot de l’œuvre, Ewig (éternellement) avec une science de la couleur, aux pigments étroitement liés à ses mouvements labiaux, lui permettant de déposer son verbe poétique sur les ténèbres de la percussion et du contrebasson, ourlé par la balafre douloureuse de la harpe.
Le ténor Stefan Cifolelli apporte son sens de la narration vive, quasi wagnérienne, à ses trois interventions, malgré sa voix fine. La couleur est efficacement vibrée à l’aigu, le médium étant parfois absorbé par le buvard de la grande salle de l’Auditorium Rainier III et assourdi par un ensemble puissamment habité. Le chanteur prend soin d’insérer chaque mot dans la texture ondoyante de la musique, selon une découpe claire et incisive, particulièrement bien appairée au violon solo, en osmose avec l’inspiration orientale de la partition (Die chinesische Flöte, La Flûte chinoise, sept poèmes chinois des VIIe et VIIIe siècles).
Le chef Gregor Mayrhofer déploie une gestuelle féline, élastique et rebondissante, comme pour restituer l’énergie de l’effectif symphonique d’origine : Grandeur Nature, aux dimensions du terreau panthéiste et taoïste de l’œuvre. Il chantourne avec une main gauche délicate les interventions vocales ou balance latéralement ses deux bras, afin d’activer la rotative instrumentale.
La version chambriste révèle au public, suspendu aux lèvres de la mezzo-soprano, ce qui se trame derrière les apparences du grand effectif : le mystère infini de l’existence, comme peut l’être la nature, derrière son apparence de surface. « Et si la terre nous était chantée ? Elle le serait avec intensité. »