Eric Blanc de la Naulte : « Ménager des surprises »
Eric Blanc de la Naulte, quel bilan faites-vous de la saison qui s’achève pour l’Opéra de Saint-Etienne ?
Le bilan de la saison 2023/2024 est très bon puisque quasiment toutes les représentations ont fait le plein. Bien sûr, on s’attendait à ce que La Bohème ou la 9ème symphonie de Beethoven soient bien remplies, même s’il n’est jamais facile, dans le contexte actuel, de faire venir 5.000 spectateurs payants en cumulé sur ces représentations. Mais ce succès se constate aussi sur des œuvres extrêmement rares, comme Le Tribut de Zamora [lire notre compte-rendu] qui était plein à 90%, ou des concerts plus difficiles. Les ballets également ont connu beaucoup de succès : lors du dernier, chorégraphié par Mourad Merzouki, la salle a fait une longue standing ovation dès le baisser du rideau. J’ajoute que nous avons eu de très bonnes critiques de la presse sur nos productions : notre travail a donc également été valorisé par les professionnels. Au global, nous avons eu 128 levers de rideau sur 41 productions différentes : nous avons donc offert à notre public une profusion de productions et de diffusions. Nous avons poursuivi nos résidences avec l’Ensemble orchestral contemporain et Canticum Novum. Nous avons pu accueillir 22.000 jeunes dont 12.000 scolaires de 11 collèges et lycées. Nous refusons du monde sur les représentations à destination des familles et des scolaires, ce qui montre un vrai dynamisme. Nous continuons également nos actions, moins visibles, à destination des publics empêchés : dans des hôpitaux ou une maison d’arrêt, ou à destination de personnes sourdes, malentendantes ou mal-voyantes. Nous avons enfin accueilli plus de 2.000 personnes dans le cadre des visites guidées du théâtre. Nous espérons faire aussi bien la saison à venir !
Quel sera votre niveau d’activité sur la prochaine saison ?
Nous aurons, comme l’an dernier, quatre productions lyriques mises en scène, auxquelles s’ajoute un oratorio, Le Messie, qui est aussi un ouvrage lyrique. Nous sommes donc dans la continuité. Nous aurons trois nouvelles productions maison sollicitant les artistes merveilleux de nos ateliers de fabrication de costumes et de construction de décors, tandis que Samson et Dalila est louée au Théâtre de Kiel en Allemagne.
Aucune des trois nouvelles productions n’a de coproducteur : pourquoi ?
Nous négocions des coproductions, sur lesquelles nous ne communiquons pas car elles ne sont pas encore signées. Certains coproducteurs éventuels n’ont pas les mêmes contraintes de temps : une production que nous jouons en mars 2025 peut être reprise par un autre théâtre en 2027. Il est alors moins pressé que nous. À l’inverse, La Bohème que nous présentons sur cette fin de saison est une coproduction initiée par le Théâtre des Champs-Elysées qui l’a présentée en amont : elle apparaissait dans notre brochure de saison. Quand nous voulons faire un titre, nous prenons en effet parfois le risque qu’aucun coproducteur ne nous rejoigne. Je ne fais pas des coproductions pour faire des coproductions : parfois, cela peut coûter plus cher à cause des choix ou de l’organisation des théâtres partenaires. Je ne fais de coproductions que si elles correspondent à ma politique artistique et qu’elles ont un sens économiquement. Mais au final, en moyenne sur mes dix ans de programmation, une production sur deux aura été coproduite.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de présenter Thaïs en novembre pour votre lancement de saison ?
Je souhaitais reprogrammer un Massenet : cela faisait un certain temps que nous n’en avions plus programmé, alors qu’à une époque, il y en avait chaque saison. Nous essayons d’éviter de faire des redites. De fait, nous avons déjà joué Thaïs il y a plus de 10 ans : je voulais que ce retour de Massenet se fasse avec un grand titre. Le contexte économique fait que nous ne pouvons pas faire autant de productions qu’avant. Nous ne pouvons donc pas nous tromper et nous pouvons prendre moins de risque. Thaïs est un ouvrage qui est attendu par le public. La mise en scène est confiée à Pierre-Emmanuel Rousseau, un metteur en scène qui fait un travail de grande qualité, comme il l’avait montré lorsque nous l’avions accueilli pour Le Barbier de Séville il y a trois ans. Depuis, nous voulions retravailler ensemble. Il a un très beau projet, assez fidèle au livret. Sans jamais faire d’ingérence artistique autrement que par des considérations budgétaires, je suis partisan d’un respect d’une certaine fidélité au livret. Nous savons ce que le public de Saint-Etienne attend : nous travaillons pour lui.
Pouvez-vous nous présenter la distribution ?
C’est notre chef principal Giuseppe Grazioli qui choisit les directions musicales. Pour cette production, il s’agira de Victorien Vanoosten qui viendra pour la première fois. Je suis convaincu que la prise du rôle-titre par Ruth Iniesta vaudra le détour. Ce devrait être exceptionnel. C’est une artiste que nous avons découverte dans La Traviata : après sa prestation dans cette production, sa carrière a fait un bond. Elle reviendra d’ailleurs une seconde fois dans la saison pour sa prise du rôle de Konstanze dans L’Enlèvement au Sérail. Cette fidélité se retrouve sur les deux autres rôles principaux : Athanaël sera interprété par Jérôme Boutillier et Nicias par Léo Vermot-Desroches [qui étaient notamment tous les deux à l’affiche du Tribut de Zamora cette saison, ndlr]. Beaucoup d’artistes sont heureux de venir régulièrement ici. Et cela fait partie de notre tradition de défendre la musique française et les artistes français, qui représentent la majorité de nos distributions (ce qui ne nous empêche bien sûr pas d’inviter aussi des artistes internationaux).
Vous présentez en février Le Messie de Haendel en version concert : quels seront les contours de ce projet ?
Nous avons choisi la version réorchestrée par Mozart. C’est un magnifique ouvrage. À une époque, je faisais chaque année un Requiem : j’essaie désormais de varier les plaisirs entre Requiem et Oratorio. Le Messie fait partie de ces grands titres. Nous avons pris pour cela un spécialiste de la musique des XVIIème et XVIIIème siècles, Paul Agnew, qui vient pour la première fois ici. Il dirigera l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire. Ce n’est pas un orchestre permanent mais il participe à tous les ouvrages : nous ne pouvions pas prendre un orchestre spécialisé dans ce répertoire, jouant sur instruments d’époque. Notre orchestre a déjà interprété ce répertoire et il progresse à chaque fois davantage.
En mars 2025, vous jouerez Cavalleria Rusticana associé à Paillasse, dans une mise en scène de Nicola Berloffa. Quelle est la genèse de ce projet ?
Nous avions programmé ce diptyque en mars 2020 dans une mise en scène louée à l’Opéra de Metz dans une mise en scène de Paul-Émile Fourny. Nous nous apprêtions à jouer la répétition générale de la production et alors que tout était prêt, on nous a annoncé à 18h que le théâtre fermait à cause de la pandémie. Ça a été un vrai traumatisme pour toute l’équipe. Nous avons donc décidé de refaire ces deux œuvres, comme pour conjurer le sort. Mais cette fois, nous les proposons dans une production maison. Nous serons quasiment cinq ans plus tard jour pour jour.
Nicola Berloffa fera-t-il un lien entre les deux ouvrages ?
De Nicola Berloffa, nous avons déjà joué Hamlet ici, ainsi que Les Contes d’Hoffmann. Oui, il y aura un lien. D’ailleurs, deux artistes seront dans les deux ouvrages : Valdis Jansons, qui est déjà venu chez nous dans Macbeth, interprètera Alfio et Tonio, et Tadeusz Szlenkier, une découverte de Giuseppe Grazioli, chantera Turiddu et Canio.
Qui composera le reste de l’équipe musicale ?
La production sera dirigée par Christopher Franklin, qui est déjà venu diriger deux concerts il y a cinq ou six ans, mais n’était pas revenu depuis. C’est un artiste de qualité, qui a aussi l’avantage de bien travailler avec nos équipes, ce qui est toujours mieux. Cette production sera l’occasion de la prise du rôle de Nedda par Alexandra Marcellier, que beaucoup de gens ont découverte chez nous dans Madame Butterfly, rôle qu’elle a ensuite chanté partout.
Vous annoncez un soutien de Nancy Opéra Passion à cette production : de quoi s’agit-il ?
C’est Nicola Berloffa qui nous a mis en relation avec cette institution avec laquelle il a travaillé récemment. C’est une association qui va financer les cachets de deux chanteurs. Nous sommes toutefois restés décisionnaires sur la distribution de ces rôles.
En mai, vous jouerez Samson et Dalila, production que nous avons déjà évoquée : qu’en dire de plus ?
Nous ne pouvons pas tout produire : j’ai pu voir un enregistrement de cette production, et j’ai trouvé le travail d’Immo Karaman, que je ne connaissais pas avant, tout à fait convainquant. Ce sera l’occasion du retour en Samson de Florian Laconi, qui est un habitué de la maison, tout comme Marie Gautrot qui chantera Dalila. La direction musicale sera assurée par Guillaume Tourniaire.
La saison s’achèvera avec L’Enlèvement au Sérail en juin : pourquoi ce titre ?
Depuis le début de mon mandat, nous jouons un Mozart presque chaque année. Il fait partie des compositeurs qui le permettent car il y a dans son catalogue suffisamment de titres que les gens connaissent et veulent revoir régulièrement pour les reprendre tous les six ou sept ans. Je reste sur les ouvrages les plus connus car, pour les redécouvertes, je préfère explorer d’autres répertoires, comme nous l’avons fait cette année avec Le Tribut de Zamora. C’est une nouvelle production, qui sera chantée en allemand avec des dialogues en français. J’ai confié la mise en scène à Jean-Christophe Mast qui nous avait fait Nabucco en 2016 : c’est une production qui avait beaucoup tourné et avait eu un vrai succès.
C’était il y a neuf ans : il était temps qu’il revienne pour une nouvelle production. D’autant qu’il connaît bien la maison puisqu’il vient souvent en tant qu’assistant à la mise en scène : cela facilitera le travail. Il sait parfaitement ce qui est possible ici et ce qui ne l’est pas, notamment budgétairement. Ce sera la seule production lyrique de la saison qui sera dirigée par Giuseppe Grazioli (qui dirigera aussi du symphonique). Ruth Iniesta reviendra donc pour la seconde fois de la saison, en Konstanze.
Comment avez-vous conçu votre saison symphonique ?
Nous aurons quatre titres dont deux dirigés par Giuseppe Grazioli. Nous avons essayé de ménager des surprises et de garder toujours un attachement à la musique française. Parmi les surprises, il y aura notamment la création de Richard Galliano lors de notre concert d’ouverture intitulé Un soir à Buenos Aires. La pièce s’intitule Conversations et est un concerto pour deux accordéons et un orchestre à cordes. Les deux accordéonistes seront Richard Galliano lui-même et Félicien Brut. Ils rendront aussi hommage à Piazzolla, avec lequel Richard Galliano a travaillé et enregistré. Ce concert mêlera du jazz, de la musette, du tango : j’essaie d’être éclectique dans ce que je propose, même si c’est toujours notre orchestre qui joue.
Le concert de clôture, Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, vaudra également le détour. C’est bien sûr inspiré de l’œuvre de Shakespeare, avec la Maîtrise de la Loire qui fêtera ses 30 ans pour l’occasion, et Lambert Wilson, qui a tout de suite accepté notre invitation, comme récitant. L’œuvre sera donnée dans son intégralité, ce qui n’est pas souvent le cas. Il y aura également le traditionnel Concert du Nouvel An que nous avons voulu très festif avec des extraits d’opéra : de grands ouvrages mais aussi des surprises. Enfin, le 20 mars, nous donnerons un concert intitulé De l’Adige à la Neva dans le cadre de la semaine de piano. Le concert sera dirigé par le chef ukrainien Sasha Yankevych, qui avait obtenu le prix spécial de l’Opéra de Saint-Etienne au Concours international de direction d’orchestre Toscanini à Parme. Depuis, c’est la troisième année consécutive que nous l’invitons. Dans le programme, il y aura Roméo et Juliette de Tchaïkovski : l’Adige coule à Vérone [la ville de Roméo et Juliette, ndlr] et la Neva à Saint-Pétersbourg, la ville de Tchaïkovski. Le Concerto pour piano n°2 de Chostakovitch sera interprété par Nathalia Milstein, qui est née à Lyon de parents russes. Sans envoyer de message politique autre qu’un message de paix, nous souhaitions faire travailler ensemble un chef ukrainien et une pianiste d’origine russe.
De quoi le reste de votre programme de musique sera-t-il composé ?
L’Ensemble Orchestral Contemporain présentera trois concerts, dont un ciné-concert surréaliste au Théâtre Copeau. Je trouve qu’on ne fait pas assez de ciné-concerts, même si nous en avions présenté un il y a deux ans. De son côté, Canticum Novum présentera comme à l’accoutumée deux concerts de musique ancienne. Il s’agira de deux créations. Nous accueillerons également cinq ouvrages qui seront en tournée, notamment Scarlett et Novak qui est un spectacle théâtral qui rentrera dans le cadre du Festival des arts numérique que la Ville de Saint-Etienne organise en novembre.
Nous donnerons au Théâtre Massenet un concert Vivaldi, l’âge d’or par Marianne Piketty, qui sera un voyage vénitien avec du Vivaldi mais aussi des œuvres beaucoup plus rares. Ce n’est pas un spectacle statique : cela bouge beaucoup et c’est scénographié avec de magnifiques costumes et de belles lumières.
Le concert Saveurs cuivrées est donné par le Quintette de cuivres issu des musiciens de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire. Nous les avions programmés cette année et ils ont rencontré un vif succès. Ils joueront du classique, comme du Bizet, mais aussi du Henri Salvador ou Yesterday de Paul McCartney et John Lennon : ce sera varié, avec des surprises et des airs connus. Wonderful World sera aussi donné au Théâtre Massenet : cela vaudra aussi le détour puisqu’il y aura un quintette à cordes de l’Orchestre de Paris, Julie Depardieu comme récitante, Christian-Pierre La Marca au violoncelle et à la direction artistique, ainsi que des œuvres de Yann Arthus-Bertrand qui montreront la beauté de la nature. Ce sera très vivant et plein d’images. Éclisse Totale verra un quatuor à cordes, le Quatuor Leonis, proposer un spectacle d’humour musical. C’est un spectacle qui participe, par l’autodérision, à montrer que la musique dite savante est accessible à tous.
Qu’en est-il du ballet ?
Nous aurons sept ballets, avec une programmation très éclectique. Comme chaque année, nous accueillerons Thierry Malandain pour le seul ballet que nous coproduisons. Nous présenterons aussi Phénix par Mourad Merzouki. Marie-Claude Pietragalla reviendra avec Giselle(s), Josette Baïz présentera sa troupe de jeunes et d’adolescents dans Demain, c’est loin !, et le Ballet du Grand Théâtre de Genève et Sidi Larbi Cherkaoui joueront Ukiyo-e. Nous aurons ainsi une grande diversité d’esthétiques.