La Dame qui tombe à Pique au Festival d'Opéra de Lyon
Timofeï Kouliabine, metteur en scène russe exilé en Europe, situe l’action dans un univers contemporain, avec sa profusion de téléphones portables, racontant surtout l'histoire de ce naufrage qu'illustre La Dame de Pique : celui d'un monde ancien (à l'origine et chez Pouchkine, vers la fin du XVIIIe siècle, à Saint-Pétersbourg), qui va plonger dans la folie. Cette folie multiple est incarnée par les démons d'Hermann, son désespoir d'ascension sociale et d'élévation sentimentale, pris au piège d'un jeu du désamour et du hasard pipé (lire l'argument complet).
Ces démons, exploités par nos sociétés contemporaines, ces combats que doit mener jusqu'à la folie le jeune héros tragique, sont ici littéralement montrés par une mise en abyme : Hermann et ses amis installent eux-mêmes une sorte de théâtre sur lequel vont se succéder de manière muette et chorégraphiée, un combat entre un jeune homme russe et trois "mythes" occidentaux (cow-boy, homme en cuir, super héros), qu’il vainc, cédant la place à de jeunes danseuses classiques avec des armes (épées, fusils, missiles).
Les chœurs figurent quant à eux un peuple hypnotisé, dans un bonheur factice. Le personnage de la Comtesse est confondu avec le destin d’une guérisseuse cartomancienne, qui a eu son heure de gloire en Russie lors de la Perestroïka. Parmi d'autres changements étonnants, le Prince obnubilé ne semble de fait pas vraiment attiré par Lisa, qui en retour ne se retrouve pas désespérée au bord de la Neva mais dans une gare lugubre d’où elle sort éperdue. Et dans la scène finale, le Prince, habillé en femme, est tué…
Les décors chics et soignés d'Oleg Golovsko ainsi que les costumes stylisés de Vlada Pomirkovanaya servent toutefois efficacement la narration, secondés par les lumières dramatisées d'Oskars Paulins, et les inserts vidéo d’Alexander Lobanov : montrant une montée de la folie rehaussée par une direction d’acteurs tout à fait convaincante.
L’Orchestre de l’Opéra de Lyon galvanisé par son bouillonnant directeur Daniele Rustioni délivre cette tempête musicale, avec ses accalmies et ses pics éruptifs. Ses moments de grâce aussi, comme lorsque la mélodie passe de la voix vers le déploiement des cordes. Le Chœur de l’Opéra de Lyon, préparé avec diligence par Benedict Kearns, associé avec enthousiasme à la mise en scène se montre très efficace, vocalement et théâtralement (faisant donc coup double d'atouts, avec en l'espace de deux jours La Fanciulla del West dans ce riche et intense Festival). Les enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, préparés par Nicolas Parisot, attendrissent l’auditoire comme souhaité et attendu.
Dans le petit emploi qui est le sien, le ténor Yannick Berne propose un Maître de cérémonie convaincant, même si le rôle ne permet pas un déploiement vocal important. Paolo Stupenengo prête sa voix de basse, de format moyen, mais efficace, au service du petit rôle de Narumov. Le ténor Tigran Guiragosyan l’accompagne dans le rôle de Tchaplitski, souvent couvert par le chœur et l’orchestre. Alexei Botnarciuc assume avec efficacité le rôle de Sourine, avec une voix de basse sonore de part en part. Il sait rendre le caractère un peu goguenard de ce personnage, proche d’Hermann. En Tchekalinski, le ténor Sergei Radchenko, déploie une voix solide, sonore et d’un beau timbre sombre.
Giulia Scopelliti, soliste du Lyon Opéra Studio, prête avec mesure sa voix de soprano lyrico-léger, et une distance qui correspond aussi à Macha, la domestique de Lisa. En revanche, elle est très efficace dans l’intermède destiné à distraire l’assistance, et où elle donne à entendre, en Prilepa, sa voix étendue, souple, d’un timbre rayonnant, aux aigus vibrants et lyriques.
Elena Zaremba installe l'autorité de la Comtesse ainsi que son mezzo-soprano sombre, haché parfois, vers d’impressionnantes notes poitrinées. Elle s’humanise peu avant de mourir en chantant avec nostalgie un air de sa jeunesse d'une voix alors suave et mélancolique, dans des dynamiques intimistes : un grand moment de poésie.
Olga Syniakova incarne Pauline de sa voix de mezzo-alto sombre, large, longue et superbement projetée. Elle dégage une sorte de perpétuelle joie qui contraste avec Lisa mais elle incarne aussi avec efficacité Milavzor, l’amant de la bergère dans l’intermède. La voix y déploie alors son velouté intimiste et le souhait pour le public de suivre cette artiste.
Le baryton Pavel Yankovsky met la superbe de sa voix au service du Comte Tomski, ami d'Hermann, lui aussi campant la vitalité même du chant dans son émission bravache, franche. Son étendue vocale très sonore sait aussi se mettre au service du caractère séducteur et parodique dans l’intermède (une sorte de fable inverse du récit en cours dans l’œuvre).
Le baryton Konstantin Shushakov traduit la bienveillance du Prince Yeletski, malgré l'ambiance de la mise en scène. La voix est très claire, moyenne de format mais intensément projetée. Son timbre argenté, teinté de mélancolie, se déploie avec poésie dans sa déclaration d’amour.
Elena Guseva (Lisa) allie présence scénique et voix large, sombrement étendue, avec des aigus d’airain, des graves poitrinés saisissants, une palette de nuances immense sans jamais être peu audible ni tonitruante.
Le ténor Dmitry Golovnin prouve en Hermann combien la valeur sait aussi attendre le nombre des années : il donne au jeune premier un caractère du dernier Onéguine, torturé dès le début, et toujours vers sa fin inéluctable. La folie progressive du personnage s'affiche sur son visage avec un dosage remarquable, et dans ses gestes aussi de plus en plus incohérents (avec pleine cohérence de propos). La voix est claire, longue avec des graves présents et des aigus fusant à l’envi, sans jamais être couverte par ce rôle écrasant.
Visiblement et intensément ébloui, l'auditoire fait au spectacle un très grand succès.