Carmen originelle à la Philharmonie
« C’est la Carmencita… Non, non, ce n’est pas elle ! » se disputent les cigarières et se demande le public venu assister à une représentation du célèbre opéra de Bizet sans pourtant entendre l’air le plus connu de l'œuvre, La Habanera.
« Si fait, c’est elle ! » répondent les sopranos ainsi que René Jacobs qui a opté pour la version originelle de Carmen, celle conçue par le compositeur français avant les modifications exigées par des interventions extérieures (chanteurs, directeur de théâtre, public, critiques…). Fidèle à sa passion pour la recherche des sources historiques, René Jacobs s’est appuyé sur le travail de Paul Prevost, spécialiste de Bizet, qui a participé à la reconstitution de cette Carmen encore jamais entendue.
L’exemple le plus frappant de cette reconstitution est en effet l’absence de la célèbre Habanera aux chromatismes sensuels. Cet air dansé fut imposé par la chanteuse Mme Célestine Galli-Marié, interprète de Carmen à la création, dans lequel elle pouvait, selon ses mots « balancer ses hanches ». Si les paroles sont inchangées, l’air d’origine propose un ton gai et enlevé, ainsi Carmen se présente-t-elle plus déterminée et défiante que débordante de sensualité provocante.
Gaëlle Arquez incarne au plus près cette Carmen de sa voix chaleureuse profondément ancrée (elle connaît bien ce rôle, l’ayant interprété aussi bien à l’Opéra Bastille qu'à l’Opéra Comique). Elle exprime différents sentiments selon les airs du rôle tout en gardant un ton grave empreint de l’esprit flamenco. Aucune vulgarité quand elle séduit Don José de son chant, l’intensité expressive est constamment soutenue et la brillance vocale la rend majestueuse.
Cette version propose également la restitution de plusieurs mélodrames (dialogues parlés sur fond orchestral) qui donnent une nouvelle épaisseur aux personnages. Ainsi Don José explique-t-il qu’il a du fuir son pays après s’être battu en duel et il apparaît dans tout son machisme quand il compare les femmes à des “pouliches” lorsqu’elles balancent des hanches. Il serait ainsi « le prototype même de l’anti-héros romantique, du raté qui, dans ses crises d’agressivité, force sa voix autant qu’il force son moi » (questionne René Jacobs dans la note d’intention du programme).
L’interprétation de François Rougier semble coller à cette description car, dans les moments de paroxysme dramatique, le ténor quitte le chant pour vociférer son texte, la colère lui faisant perdre la ligne mélodique et la voix. Il offre sinon un chant sensible et nuancé dans son air (« La fleur que tu m’avais jetée ») et, dans une posture implorante, il convoque la délicatesse du registre mixte et la fragilité de sa voix de tête.
La délicatesse vient également du côté de Micaëla incarnée par Sabine Devieilhe. Sa voix fine et cependant incorporée et son intelligence musicale de chaque instant en fait un personnage de premier plan. Si les aigus ne possèdent pas la vaillance requise dans l’air « Je dis que rien ne m’épouvante », ses sons filés, sa précision d’orfèvre et son assurance technique touchent le public qui l’acclame à l’issue du concert.
À l’instar du « cirque… plein du haut en bas », la voix de Thomas Dolié résonne en toréador sur toute la tessiture dans une assurance sans faille. La reprise pianissimo de son air ajoute au personnage une sensibilité touchante et il fait preuve d’humour dans son altercation avec Don José. Sa voix se déploie dans un lyrisme chaleureux aussi enveloppant que son amour pour Carmen.
Le versant tragi-comique de l’œuvre est confié aux deux amies de Carmen, Frasquita et Mercédès qu’interprètent la soprano Margot Genet d’une voix précise aux aigus en filigrane et la mezzo-soprano Séraphine Cortez de sa voix très proche de la déclamation. Si leur incarnation théâtrale est convaincue, et leur participation aux ensembles est assurée, leurs voix embrassent cependant d’un peu trop près le ton léger des personnages et passent difficilement le son orchestral.
L’humour est également le fait de Grégoire Mour (Le Remendado) et d’Emiliano Gonzalez Toro (Le Dancaïre) dans une complémentarité. La voix légère aux aigus assurés du premier révèle un personnage pleutre et influençable alors que le second assoie son autorité de sa voix au médium développé et à la déclamation réjouissante soutenue par des « R » fortement roulés.
Karolos Zouganelis, le pianiste chef de chant de la production, se voit confier le rôle parlé de Lilas Pastia qu’il assure avec beaucoup d’humour.
Du côté de la soldatesque, Frédéric Caton incarne Zuniga dans une stabilité vocale et une diction impeccable et Yoann Dubruque prête sa voix bien centrée au personnage de Morales.
Les parties de chœur, jugées difficiles à l’époque de la création, sont ce soir assumées tout en expertise par le Chœur de Chambre de Namur. Le son d’ensemble s’élève puissamment dans une homogénéité remarquée. Cependant quelques problèmes de synchronisation et de justesse apparaissent lorsque les parties de chœur sont réparties entre les solistes du chœur placés à l’avant de la scène (Iannis Gaussin en Andrès, Armelle Marcq, Pauline de Lannoy, Julie Vercauteren et Anaïs Brullez pour les quatre cigarières, Samuel Namotte et Amaury Lacaille en deux soldats) et le chœur demeurant derrière l’orchestre.
Les petits chanteurs du Chœur d’enfants de l’Opéra-Ballet de Flandres s’amusent grandement à jouer les petits soldats taquins tout en chantant précisément « La garde montante ». Ils prennent part à la liesse finale avec un entrain communicatif.
Dans cette première version et pour une cohérence théâtrale accrue, les trois entractes dansés ne figurent pas, car Carmen, écrit René Jacobs, « n’était pas conçu comme un catalogue d’espagnolades pour les arènes de Vérone ». L’orchestre s’affirme cependant dans l’ouverture, révélant des instrumentistes experts se joignant dans un son d’ensemble précis.
René Jacobs, qui dirige ses troupes assis à son pupitre, semble prioriser l’équilibre et les phrasés joliment sculptés. L’ardeur dramatique demeure cependant contenue et l’intensité du finale très mesurée.
Bizet n’a jamais pu se prononcer sur la version qu’il préférait (sa mort précoce l’en aura empêché), cependant, le public semble conquis par sa première mouture qui, si elle exclut la Habanera, fait tout de même entendre les castagnettes pour accompagner la danse de Carmen !