Falstaff fait trembler la terre lyrique de Liège
L'entrée en scène de "Sir John Falstaff" dès le début de cet opéra assure d'emblée son plein effet sismique et même plusieurs : d'abord une onde zygomatique se propage à travers le public. La salle se bidonne devant ce bedonnant personnage qui s'installe paresseusement et difficilement dans un coin de pub qu'il a visiblement privatisé. Et l'échelle de Rire-chter vient même redoubler immédiatement avec un effet de surprise inattendu : Falstaff n'a pas même le temps de prendre place que le sol s'affaisse littéralement sous son poids. Effet renversant garanti !
La mise en scène ayant ainsi assuré son départ et d'avance son succès public, elle n'a plus besoin de multiplier les effets et elle va alors se satisfaire d'enchainer les tableaux d'une manière fort classique, passant du pub, à la ville dont le décor (signé Nikolaus Webern) attend derrière les murs de cette taverne (ces changements s'effectuent derrière un rideau de scène descendu, ici devenu l'Union Jack, version délavée avec traces de verres à bière).
Le succès mais aussi le sens sont déjà acquis : le fait de placer Falstaff dans un pub présente certainement la manière la plus Classique de situer l'action de nos jours. Un portrait de la Reine Elisabeth II est remplacé par un portrait de Charles III après l'entracte, référence au dernier "jeu de trône", et les sbires de Falstaff viennent en ce pub pour regarder des matchs de football (en tenues de télé-sportif accoudé, tant qu'à faire). Mais, à ces détails près, ce pub pourrait aussi bien être la taverne du temps de Shakespeare.
La mise en scène ne s'embarrasse pas d'autres lieux, et le sol enfoncé par Falstaff restera ainsi jusqu'à la fin du spectacle au même endroit du plateau (même pour les scènes dans le village, qui se retrouve donc de fait avec cet enfoncement de décor, comme s'il s'était conservé et transmis par magie surréaliste d'un lieu à l'autre).
Mais ce qui sur le papier paraitrait une incohérence devient un symbole surréaliste affirmé : depuis les affres de son pub (où s'empilent assiettes sales et bouteilles vides), Falstaff fait tomber le monde entier un peu plus bas, au risque de le faire trébucher. Dans ce même esprit et même plateau de village, le lit conjugal des Ford se retrouve au milieu de la place et les bâtiments se soulèveront pour dévoiler des plantes illustrant la scène en forêt.
La prestation de Pietro Spagnoli en Falstaff se fait d'autant plus superlative que la voix contraste avec l'apparence du personnage tout en dévoilant les véritables profondeurs de ses intentions. La matière vocale est aussi nourrie que malléable : un bloc de marbre sonnant et résonnant, dans lequel il peut sculpter les inflexions de ses intentions et phrasés. La vigueur assurée de ces inflexions sait s'enrober de miel lorsqu'il se croit séduisant, puis repartir de plus belle lorsqu'il veut se faire conquérant. Le phrasé, même carnassier ou murmurant, demeure extrêmement lyrique. Falstaff domine ainsi le plateau et la fosse, sachant à l'envi percer de sa rosserie lyrique les masses sonores ou bien les couronner de sa puissance vocale épicurienne.
Bardolfo et Pistola sont tout à fait complémentaires dans leurs portraits de sbires au service trompeur de Falstaff : Pierre Derhet ressort pleinement par son chant très articulé, aux accents affirmés sur le phrasé, tandis que Patrick Bolleire se fait si vrombissant que la voix en deviendrait sourde sans son intense vigueur de projection. À eux deux seuls, ils entonnent un chœur de buveurs à faire trembler les pintes du pub.
Le Ford de Simone Piazzola a un chant très sculpté et marqué. La matière est carrée, la projection d'un bloc, vigoureuse sur un phrasé ferme. La voix est pourtant passablement couverte par l'orchestre dans les mouvements rapides. Il gagne toutefois progressivement en couleur, notamment en noirceur au diapason du caractère de son personnage, pour offrir un monologue saisissant d'intensité face au public, tel un Iago déchu et vengeur.
En Dr Caïus, Alexander Marev affiche une projection musclée, claironnante, très vibrée mais peu sonore, un peu voilée et serrant vers les aigus.
Les "Commères de Windsor" sont assurément joyeuses, s'amusant à jouer la comédie et des tours à Falstaff, aussi bien qu'à parcourir leurs registres avec agilité (quoique sans excès de volume sonore). Marie-Andrée Bouchard-Lesieur en Mrs Meg Page se fait la plus rieuse et vocalement centrale, passant des graves à l'aigu avec une rondeur piquante, conservant la matière sonore et mordante sur le souffle et la colonne d'air.
Carolina López Moreno en Mrs Alice Ford emporte la voix plus encore vers l'aigu et surtout la séduction, sachant conserver la chaleur du phrasé et l'opulence de la prosodie en assumant la sensualité de ses inflexions et de son jeu pour mieux berner Falstaff.
Marianna Pizzolato en Mistress Quickly installe pour sa part le jeu dans un grave de caractère, ourlé mais peu impactant dans cette zone ou dans l'aigu, alors que le médium-aigu trouve un placement emplissant l'acoustique.
Les femmes de cet opus dessinent rien qu'à leurs costumes (de Silvia Aymonino) le nuancier de cette mise en scène allant du classique au moderne, depuis la robe (et coiffure) à l'ancienne de Meg, en passant par la robe plus courte d'Alice, la veste et les chaussures en cuir de Mistress Quickly pour finir entièrement dans le gothique d'outre-Manche (version No Future & Sex Pistols) avec les tenues et maquillage de Nannetta mais aussi de Fenton.
Nannetta garde toutefois une robe fleurie, sous sa veste noire et sur ses bas noirs. De la même manière, son émoi amoureux se traduit dans le long aigu vibré de Francesca Benitez, perçant le médium charnu. En Reine des Fées, elle déploie plus d'épaisseur tout en gardant la souplesse de son vibrato et la douceur de ses résonances.
Avec Giulio Pelligra, son Fenton en kilt (noir aussi), les deux amants montent ensemble dans des aigus où leurs voix unies résonnent de lyrisme : enrichi de couleurs pour elle, plus couvert encore et placé pour lui (son ténor restant sinon discret ou tranchant dans le son et les phrasés).
Les chœurs masculins incarnent des inspecteurs de la ville affairés. Dans la scène finale, ces messieurs sont des chasseurs en camouflage et ces dames des esprits sylvestres à tenues léopards, tous réunis par leur articulation et une piquante précision.
L'Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège nourrit la vitalité de l'énergie, des rythmes et couleurs foisonnants de cette partition. Le Directeur musical maison, Giampaolo Bisanti, les encourage et guide dans cette voix, comme il invite et laisse s'épanouir les solos de premier ordre. Sa baguette souple et dynamique sait viser la cohérence et la grande continuité de cette partition, paramètre essentiel pour cet ultime opéra de Verdi où le maître des arias plonge dans une écriture suivant le fil fugué des péripéties.
Tout jusqu'à la fin du spectacle est astucieusement pensé dans la vibrante simplicité : les solistes entonnent la fugue finale en ligne à l'avant-scène mais en illustrant aussi les mouvements des voix en échangeant de places dans un chamboulement chorégraphié : la dernière réplique de cette onde de choc acclamée du public.