L’Ange Exterminateur à Bastille, la fable noire de Thomas Adès
Décidément, Thomas Adès a le vent en poupe à l’Opéra de Paris : un an après son ballet The Dante Project donné au Palais Garnier, The Exterminating Angel (son 3ème opéra, créé en 2016 au Festival de Salzbourg) est à l’affiche dans une nouvelle mise en scène, avec le compositeur à la baguette.
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En adaptant le film de Luis Buñuel avec Tom Cairns au livret, Thomas Adès plonge le spectateur dans cette fable mystérieuse d’une bonne société, invitée à un dîner après l'opéra, soudain incapable de quitter la pièce où s'est déroulée la réception. Dans cet espace qui se referme s’ouvrent paradoxalement toutes les portes de l’inconscient, les identités chavirent, les relations et les valeurs sont bouleversées. Une chanteuse, un chef d’orchestre, un médecin, un militaire,... 12 personnages se décomposent et se recomposent ainsi en temps réel pendant deux heures intenses jusqu’à une fin en forme de point d’interrogation.
Le compositeur Thomas Adès se sert des procédés de répétition de l’intrigue comme d’une matrice musicale : la première scène de présentation des invités se rejoue ainsi directement sous les yeux du spectateur quand le final reprend l’ouverture tout en apportant des variations porteuses de sens comme cette chanson de la cantatrice, sur un poème hébreu, qui prélude l’ouverture des portes. Structurantes encore sont les pauses poétiques dans l’intrigue : chanson de la mère pour son enfant, berceuse de la pianiste qui parle d’un ailleurs inaccessible, tendres duos des jeunes amants... Le livret alterne ainsi des mouvements de foules chaotiques et des arias qui font entrer dans l’intimité des personnages, s’écartant en cela du dialogue du film pour y interpoler des poèmes.
Entre les cloches qui résonnent avant même le lever du rideau, la guitare et autres souvenirs espagnols, les tambours, la valse du premier acte, Thomas Adès propose un univers musical d’une densité impressionnante, à la fois efficace dramatiquement mais qui ne se livre pas tout entière à la première écoute, comme s’il fallait y revenir pour admirer de plus près tous les rouages de cette machine infernale.
La mise en scène de Calixto Bieito parvient à faire vivre conjointement personnages et collectif : la scène vit en permanence, parcourue en tous sens par les nombreux chanteurs, mais les relations et l’intrigue restent lisibles. L'immense salon immaculé qui sert de décors (Anna-Sofia Kirsch) se voit petit à petit désorganisé (et finira par pivoter pour permettre d’assister à la sortie tant espérée) : les tables servent à une parade fantasmatique avant de devenir latrines, le piano se fait cercueil, des peaux de bêtes sortent du mur, le sol est cassé pour faire surgir de l’eau, un énorme ours en peluche apparaît derrière les portes…
Loin du noir et blanc du film original, la blancheur est ici animée par les taches vives des costumes d’Ingo Krügler et les lumières de Reinhard Traub : aussi violent soit-il, ce n’est pas un monde austère qui est montré, mais plutôt un combat sans fin entre pulsions et surmoi, où les comportements bestiaux et nobles s’entremêlent. Le metteur en scène n’oublie pas non plus l’humour présent dans l’histoire, mettant en exergue tous les petits rituels bourgeois de cette société.
La distribution est pléthorique (22 solistes !) : œuvre collective, elle demande un engagement sans faille des chanteurs qui se donnent ce soir tout entiers pour faire vivre la proposition musicale et scénique.
Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile) impressionne par une voix puissante et soyeuse, avec un grave quasi-parlé, puissance qu’elle partage avec son époux Nicky Spence (Edmundo de Nobile), au timbre clair et conquérant.
Gloria Tronel (Leticia Meynar) se tire avec panache d’une tessiture assassine composée en grande partie de suraigus (elle est dans l’histoire une cantatrice sortant d’une représentation de Lucia di Lammermoor), apportant une vraie poésie à sa chanson du dernier acte. À l’autre extrémité, Hilary Summers (Leonora Palma) explore le grave de sa tessiture, avec un timbre sombre et doux qui dessine un des personnages les plus fascinants de l’opéra.
Le couple du frère et de la sœur est incarné avec conviction par Claudia Boyle (Silvia de Avila) à la couleur vocale lumineuse et métallique, assurée jusque dans l’extrême aigu, et Anthony Roth Costanzo (Francisco de Avíla) contre-ténor qui possède un beau mordant dans le medium et le haut de sa tessiture avec un grand soin du texte.
Christine Rice (Blanca Delgado) quant à elle possède une voix vibrante et colorée qui donne du relief à son air “over the sea” : elle donne la réplique à son mari Paul Gay (Alberto Roc) qui a l’autorité vocale du chef d’orchestre même si le timbre est aujourd’hui un peu chenu.
Les voix d’Amina Edris (Beatriz) et de Filipe Manu (Eduardo) se répondent en jeunes amoureux, la soprano a pour elle une voix corsée et une projection généreuse quand le ténor captive par la ductilité de son chant et sa facilité dans l’aigu.
Pour le reste de la distribution masculine, Frédéric Antoun (Comte Raúl Yebenes) propose un chant soigné mais dont la voix manque un peu d’éclat ce soir. Jarrett Ott (Colonel Álvaro Gómez) compose quant à lui un personnage de militaire fier et arrogant d’une voix de baryton qui ne manque de noblesse. Philippe Sly (Señor Russel) n’a pas beaucoup à chanter puisqu’il est le premier à mourir, mais il fait entendre un instrument puissant et dense qui capte l’attention. Enfin Clive Bayley (Doctor Carlos Conde) fait passer le mélange de folie et de rationalité du docteur dans une voix de basse solide et un peu vibrante.
La cohorte des domestiques n’appelle que des éloges dans ses très brèves interventions : Thomas Faulkner (Butler), Ilanah Lobel-Torres et Bethany Horak-Hallett en servantes bien chantantes, Julien Henric (Footman) à la voix prometteuse, Nicholas Jones (Waiter), Andres Cascante (Cook) ou encore Régis Mengus (Padre Sansо́n) précepteur inquiétant de Yoli, incarné ce soir avec courage par un enfant de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.
À la tête de tout ce beau monde et des Chœurs de l’Opéra de Paris en grande forme logés en haut du deuxième balcon (ce qui entraîne de légers décalages), Thomas Adès dirige en personne et donne vie à sa partition, attentif aux départs et aux équilibres sonores, construisant avec un plaisir manifeste le discours musical.
Le public applaudit chaleureusement la nombreuse équipe réunie sur scène.