Boris Godounov sous les feux de l’actualité au Théâtre des Champs-Elysées
Cette nouvelle production, de la version de 1869 de l’ouvrage lyrique de Moussorgski, avait été élaborée avec aussi pour horizon la prise de rôle de Matthias Goerne en Tsar Boris. Ayant renoncé à l’aventure, il a été remplacé tant à Toulouse (notre compte-rendu) qu’à Paris par la basse d’origine biélorusse Alexander Roslavets, encore peu connu du public français. Pour autant, Alexander Roslavets s’inscrit sans conteste dans la vision épique d’Olivier Py. Celui-ci tente de retracer en deux heures de spectacle l’histoire de la Russie éternelle et de son peuple toujours opprimé, ce quel que soit le régime en place depuis les fastes du temps des Tsars avec toutes les servitudes imposées à l’ensemble du peuple, celui de l’Union Soviétique de Staline avec toutes ses compromissions et ses horreurs pour enfin évoquer le régime actuel et hégémonique de Vladimir Poutine.
S’appuyant sur les décors modulables et à transformation de son complice habituel Pierre-André Weitz (qui signe également les costumes) et les lumières rasantes et magnifiées de Bertrand Killy, Olivier Py se heurte un peu au trop plein, presque chaque scène détaillant de façon appuyée et à foison le déroulé de l’histoire évoquée. Ainsi, la mort tragique du Tsarévitch, fruit des angoisses répétées de Boris, est présentée de façon explicite, la tombe du pauvre enfant occupant tout au long de la représentation le côté cour de la scène. De même, ces déploiements constants de drapeaux, thème persistant au sein des productions diverses d’Olivier Py, finissent par ressasser. Par contre, il affirme une idée-trouvaille, à la Chaplin à propos du jeune Fiodor jouant avec un ballon géant représentant la planète afin d’évoquer le pouvoir et les ambitions démesurées du Tsar.
De même, lors de la scène ultime qui voit le faux Dimitri se couronner lui-même alors qu’un soldat dans l’ombre pointe déjà son arme vers lui ! Ce spectacle un rien chargé délaisse toutefois le cœur des émotions persistantes en donnant une large place au politique au détriment des protagonistes (dans l'individualité de leur caractère : à l'image donc aussi du propos). Par contre, la place du peuple russe dans toutes ses composantes se trouve bien valorisée, le Chœur de l’Opéra National du Capitole donnant le meilleur de lui-même tant par son implication scénique que par son énergie vocale. Impeccablement préparé par son chef Gabriel Bourgoin, il parvient à exhaler avec force les sentiments de révolte et de détresse de cette grouillante masse humaine. Le Chœur est rejoint avec habileté et sensibilité par les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine dirigée par Gaël Darchen.
La version de 1869 de l’ouvrage laisse une place assez réduite aux interprètes féminines. Sarah Laulan campe une aubergiste un rien cougar avec aplomb de sa voix de mezzo corsée, tandis que Svetlana Lifar offre un portrait apeuré de la nourrice confrontée au père des enfants royaux dont elle s’occupe. Sa voix ronde et toute emplie d’empathie tente de consoler sa chère Xenia qui a perdu son fiancé adoré. Lila Dufy incarne avec toute la fraîcheur requise ce personnage, tandis que Victoire Bunel donne un réel relief à son frère, Fiodor, rôle travesti, de sa voix de mezzo qu’elle sait rendre presque androgyne.
Au niveau des interprètes masculins, Roberto Scandiuzzi met sa longue expérience de la scène au service du moine Pimène, compensant sa désormais moindre puissance incisive. Il parvient cependant à incarner un personnage définitif et presque sans âge, alternant récits tragiques et visions prophétiques, ce dans une diction imparable. Airam Hernandez incarne un faux Dimitri -Grigori- ambitieux et utopiste de sa voix de ténor claire et bien dimensionnée pour le rôle. Yuri Kissin aborde le rôle bouffe de moine Varlaam avec acuité et une voix bien affirmée, Fabien Hyon incarnant son complice de beuverie Missaïl. Ils donnent tous deux une belle dynamique à la scène de l’auberge. Fort impressionnant de force et de présence vocale, le baryton Mikhail Timoshenko s’empare du personnage d’Andréï, tandis que Marius Brenciu campe un Chouïski fourbe, doucereux et constamment retors. Sa voix de ténor porte peu toutefois et manque de caractère pour ce rôle.
Présent presque constamment en scène, l’Innocent de Kristofer Lundin s’avère particulièrement bouleversant pour l'auditoire, sa voix de ténor souple et malléable insufflant toute l’humanité et la simplicité requises. Barnaby Rea et Sulkhan Jaiani -ce dernier presque effrayant par la terreur qu’il incarne- se font entendre dans les interventions plus courtes de Mitioukha et Nikititch.
Dans le rôle principal, Alexander Roslavets fait valoir une voix de basse très timbrée, facile dans son déroulé, disposant d’une projection en salle suffisante, mais qui peut encore s’affermir. Sa composition subtile du Tsar Boris englué dans les affres qui le torturent et ses peurs viscérales s’avère particulièrement convaincue.
Andris Poga dirige au Théâtre des Champs-Elysées non l’Orchestre national du Capitole, mais l’Orchestre National de France. Le chef letton ne cherche pas à faire rugir à tout prix l’orchestration de la musique de Moussorgski avec ses accents presque rustiques et ses aspérités. Il privilégie les ruptures de rythmes, la mise en valeur des couleurs et des timbres instrumentaux de l’orchestre, avec les aspects plus intimes de la partition.
Le public du Théâtre des Champs-Elysées semble fort apprécier le spectacle, sans démesure toutefois, le travail d’Olivier Py et de ses collaborateurs ne se trouvant pas -à quelques exceptions près-, contesté outre-mesure.