Bienvenue au cabaret du Palazzetto Bru Zane
Le café-concert, issu des anciennes guinguettes fondées sous la Restauration imposa la formule du cabaret littéraire, mêlant chansons et poésies ajoutant théâtre d’ombres (sorte d’ancêtre du cinéma), pantomime, danse affriolante, numéros d’acrobatie ou de prestidigitation sans oublier les scènes burlesques. Les plus connus d’entre eux furent le Chat Noir, les Quat'z'Arts, la Lune Rousse, le Divan Japonais ou encore le Chien Noir. Au cœur de la Belle Époque, les artistes étaient de plus en plus nombreux à franchir les portes de ces cafés-concerts parisiens remplis de clients avides de festivités, d’émancipation et de changements sociaux.
Les artistes de ce soir, tout en portant un regard décalé mais toujours respectueux sur ce répertoire, rappellent à travers leur choix de chansons l’intemporalité des préoccupations humaines : l’amour et ses conséquences, la guerre et son absurdité, les droits et la place des femmes, le besoin d’argent, l’éternel désir d’évasion. Ils ressuscitent aussi l’esprit des célébrités d’alors d’Yvette Guilbert à Aristide Bruant en passant par Félix Mayol, Georgius, Dranem, Théodore Botrel.
Sur la scène, un piano et un escabeau. Des bruits provenant des coulisses informent le public que la petite troupe s’affole autour d’un éventuel décor. Un dispositif scénique qui finalement ne sera pas installé, faute de place. Il aura fallu beaucoup d’imagination à Pierre Lebon et Flannan Obé (les deux concepteurs du spectacle) pour s’adapter à la toute petite scène en très peu de temps. Ils substituent ce décor par la présence humaine d’un technicien maladroit effectuant ses dernières mises au point sur le plateau occasionnant des scènes burlesques durant les premières minutes du spectacle.
Artiste complet, Flannan Obé joue, chante, écrit, met en scène. Son chant sonore aux appuis solides, à la diction légèrement surannée par des « r » roulés s’affirme dès le premier chant intitulé Paris, en hommage à la ville lumière ensorcelante qui peut changer le destin du bohème en un instant. Clown blanc aux apparences sérieuses, il va rapidement déraper, son sens affirmé de la comédie et de la facétie prenant le dessus notamment lorsqu’il interprète un soldat un peu bêta dans "Ah, je t’attends" ou encore lorsqu’il rêve de devenir midinette ! Il joue avec aisance de sa voix de falsetto bien timbrée pour interpréter les personnages travestis, comme celui de la circassienne dans cette pièce miniature Moldave et Circassienne composée par le rival d’Offenbach, Hervé.
Dans le rôle de l’Auguste de service, Pierre Lebon lui donne la réplique mais sait aussi se démarquer dans des chansons à caractère plus intimiste ou dramatique. Sa voix claire de baryton sert avant tout la déclamation de son texte ou de son jeu scénique. Ainsi, il propose une interprétation émouvante de la mort d’un jeune soldat dans Le Mouchoir rouge de Cholet (Botrel) et se montre poignant en amoureux éconduit prêt à se passer la corde au cou sous l’emprise de l’opium. Artiste tout aussi complet que son acolyte, il s’accompagne également à l’accordéon et se révèle un acrobate hors pair. Les costumes variés allant de la robe noire et ses dessous d’époque (dévoilés par Marie Gautrot) aux tenues circassiennes colorées et extravagantes sont aussi de son ressort.
Marie Gautrot aborde tous les aspects de ce répertoire avec une égale aisance, aussi bien vocalement que scéniquement. De l’émotion au rire, elle incarne de sa voix de mezzo chaude et veloutée aussi bien la diva aristocratique, légèrement agacée par les va-et-vient du technicien, que la pilière de comptoir. La voix devient alors gouailleuse, juste ce qu’il faut, sans aucune vulgarité. Sa voix s’intensifie pour dénoncer les ravages de la guerre (La Grève des femmes) ou se nuance d’une teinte mélancolique lorsqu’elle évoque les droits des femmes et la liste de désillusions.
Enfin, la pianiste Delphine Dussaux prend du plaisir dans ce répertoire qu’elle maîtrise parfaitement. Elle n’hésite pas à pousser elle-même la chansonnette avec La Leçon de piano de Vincent Scotto, interprétée de façon égrillarde mêlée à une touche de distinction.
Le spectacle se termine dans une joie communicative sur la chanson qui donne le titre du spectacle, On aura tout vu ! Les protagonistes (très applaudis) chantent les extravagances de la société du début du XXe siècle, un peu loufoque et où plus rien ne choque, comme en cette période de carnaval. La nuit se poursuit agréablement autour de brindisi (toasts) et de fritelle (beignet de carnaval) au cabaret du Bru Zane.