Le jardin des supplices : Beatrice di Tenda à Paris
Dans les vidéos de présentation de l’Opéra de Paris, Peter Sellars explique qu’il est obsédé depuis 25 ans par Beatrice di Tenda.
Il faut dire que cette histoire a de quoi parler à l’imagination : riche veuve, Beatrice s’est mariée à Filippo qui est devenu un tyran. Convaincu par sa maîtresse Agnese que sa femme le trompe avec le jeune Orombello (qui est aimé par Beatrice d’un amour chaste), Filippo fait arrêter les deux supposés coupables. L’amoureux est torturé et bientôt c’est Beatrice elle-même qui subira les pires sévices avant d’être exécutée sur l’ordre de Filippo. Une intrigue étonnante : l’histoire privilégie la réflexion politique aux rivalités amoureuses, se transformant en tribunal au IIe acte, dessinant un personnage féminin qui ne s’échappe pas dans la folie mais affronte son destin jusqu’au martyr, pardonnant même à Agnese qui l’a trahie.
C’est avec une grande économie de moyens que Peter Sellars met en lumière toute l’intemporalité de ce livret qui évoque à la fois la résistance à l’autoritarisme, la solidarité, la justice, le pardon... Le décor de George Tsypin et les costumes de Camille Assaf évoquent un univers contemporain et abstrait à la fois : une cour de palais tout en miroir encerclant un jardin de métal, labyrinthe qui n’a de la nature que la couleur verte. Un espace sous contrôle (comme le montre la première image de l’opéra où une équipe répare une caméra de surveillance), arpenté par les hommes de Filippo armés de mitraillettes et qui laisse apercevoir par transparence un arrière monde étrange et sans fuite possible.
Le metteur en scène transpose l’histoire dans un régime autoritaire de notre époque : anciens militants, Beatrice et Filippo sont aujourd’hui opposés politiquement, quand Orombello est un jeune passionné, chanteur folk à ses heures perdues.
Ce huis-clos, Sellars l’anime parfois de symboles : comme ces hommes qui font semblant de tailler ces constructions métalliques à la fin du premier acte (telle l’image absurde d’une nature qui s’est dévoyée, endurcie comme les cœurs). Ou encore ces autres personnages qui nettoient les miroirs où bientôt va se contempler Filippo en quête de réponses et qui, plus tard, creuseront la tombe de Beatrice encore vivante.
Néanmoins, c’est sur la direction d’acteurs et la gestion des corps sur scène que le travail de Sellars se concentre. Une proposition précise et sobre, qui dessine les conflits en quelques gestes : Agnese qui ne cesse de repousser Orombello dans leur duo, Filippo, perpétuellement suivi par ses gardes jusqu’à être encerclé par eux, Beatrice qui enlace son époux rappelant à un moment étonnant la tendresse disparue… Le metteur en scène donne de l’épaisseur à tous les rôles, animant également les chœurs comme au début de l’acte II dans le récit éprouvant de la torture d’Orombello, ou inventant des infirmières qui soutiennent Orombello puis Beatrice, titubant après la torture, image émouvante de cette empathie des corps qui est au cœur du travail du metteur-en-scène.
Du côté des voix, le plateau est dominé ce soir par Tamara Wilson dans le rôle-titre : difficile de croire que la soprano incarnait sur cette même scène Turandot il y a quelques mois, car rares sont les voix qui passent aussi souplement des dimensions vocales du dernier Puccini au bel canto de Bellini. Pourtant, toute la grammaire belcantiste y est : sons filés, ornementation dans l’aigu, soin du texte et de la ligne,... tout au plus les coloratures les plus véloces perdent un peu de leur dessin. Ce timbre lumineux et mordant, qui s’appuie sur un medium consistant avec des aigus capables d’illuminer toute la salle de la Bastille, donne une aura certaine à son personnage de martyr, plus vaillant que jamais dans la dernière scène de l'œuvre.
Elle forme avec Pene Pati un duo aux sommets : les deux artistes partagent en effet une même maîtrise du chant (qui ose toujours la nuance) mais surtout un engagement théâtral constant, une recherche de justesse scénique sans esbrouffe. Le public retrouve en effet le ténor en grande forme, la voix est ce soir sonore sur toute la tessiture, s’ouvrant sur quelques beaux aigus qu’il sait alléger en piani. Son timbre est solaire et moelleux, mais surtout, son soin des mots fait mouche pour dessiner toutes les nuances d’Orombello.
Le méchant de l’histoire est campé par Quinn Kelsey. Le baryton, très investi, fait entrevoir la violence du tyran Filippo mais aussi ses failles, avec un instrument qui sait alterner autorité et douceur. La voix d’un noir intense, se déploie davantage dans l’aigu que dans le grave, avec quelques sons blanchis qui lestent par moments le dessin de la mélodie.
Si Theresa Kronthaler en Agnese est engagée dans le jeu d’actrice de ce personnage tourmenté, la chanteuse se trouve un peu gênée au début de l’opéra : l’instrument manque de puissance, le souffle est un peu court, un vibratello brouille par moments l’émission. La mezzo (qui fait ce soir ses débuts sur la scène de Bastille) reprend davantage de fermeté en deuxième partie, avec un timbre fruité et dense jusque dans l’aigu.
Complétant la distribution, Amitai Pati fait entendre une voix de belle tenue dans les quelques phrases d’Anichino, avec un timbre clair et séduisant au legato soigné qui donne envie d’en entendre davantage, tandis que le Rizzardo del Maino de Taesung Lee a de l’autorité et de la profondeur.
Le Chœur de l’Opéra de Paris est particulièrement sollicité ce soir : il tient une place importante musicalement et dramatiquement, commentant l’action et dialoguant avec les personnages principaux. Si quelques décalages se font entendre dans le premier numéro ou bien lorsque les musiciens chantent depuis les gradins, le son d’ensemble est d’une grande homogénéité et d’une puissance impressionnante (il faut dire que les pupitres sont particulièrement fournis).
À la baguette, Mark Wigglesworth fait entendre toutes les nuances de la partition de Bellini : une vision de l’équilibre, qui privilégie la clarté des timbres et des tempi sans exagération. Attentif aux chanteurs qu’il ne couvre jamais, le chef peut aussi compter sur l’Orchestre de l’Opéra de Paris aux couleurs particulièrement charmeuses dans les différents solos.
Le public applaudit avec chaleur ce spectacle qui met dans la lumière une œuvre trop rarement montée mais aussi un nouveau couple à reprogrammer : Tamara Wilson et Pene Pati.