Et l’ombre de Nicolas Joel plana comme un faucon sur la Femme du Capitole
Le hasard aime à faire des clins d’œil. Ainsi, bien que La Femme sans ombre de Strauss soit très rarement donnée en France, deux versions s’en bousculent cette saison : celle de Mariusz Treliński, à l’esthétique très moderne à Lyon en octobre dernier, et celle de feu Nicolas Joel au Théâtre du Capitole. Cette dernière est extrêmement fidèle au livret, voire littérale (il n’y a d’ailleurs pas de note d’intention dans le programme et cela ne manque pas). Les teinturiers sont donc ici des teinturiers vivant dans une teinturerie, habillés en teinturiers. Cet univers, plus souterrain que terrestre d’ailleurs, est joliment travaillé dans son esthétique par Ezio Frigerio. Le monde de Keikobad, représenté par un large escalier qui s’élève vers les cintres, manque peut-être quant à lui un peu de merveilleux. La fluidité entre les scènes était assurée à Lyon par un plateau tournant, elle l’est ici par un plateau montant et descendant (obligeant les techniciens à venir placer puis enlever sans cesse les accessoires meublant la teinturerie). Ainsi, le livret déjà complexe est plus facile à appréhender. En revanche, la direction d’acteurs reste ici très minimaliste et les chanteurs sont souvent réduits à chanter face public (Elisabeth Teige semblant même mal à l’aise, ne sachant que faire lors de l’apparition de son ombre à la fin de l’ouvrage).
L’Orchestre national du Capitole est dirigé par Frank Beermann, qui en tire toute la richesse, la subtilité, la tendresse parfois, mais aussi les grands élans musicaux, véritables tourbillons, puissants, exaltant la tension dramatique. Chœur et Maîtrise de l’Opéra national du Capitole sont également convoqués : si les enfants se montrent tranchants, les femmes forment un son séduisant bien que manquant de précision rythmique, tandis que les hommes se font doux et bien ensemble.
L’intégralité de la distribution effectue sa prise de rôle à l’occasion de cette production. Sophie Koch poursuit son compagnonnage avec le Théâtre du Capitole et s’empare du rôle de La Nourrice. Dans une robe noire rappelant les méchantes sorcières de Disney, elle se glisse partout, comme le serpent décrit dans le livret, apportant au plateau le peu de théâtre disponible ce soir-là. Si ses premières mesures peinent à passer l’orchestre, elle déploie rapidement une voix souple et veloutée, dans une grande maîtrise stylistique. Elle atteint les deux bouts du spectre de l’ambitus du rôle sans difficulté, avec des aigus vifs, des mediums nourris et des graves blanchis.
Elisabeth Teige est L’Impératrice et tient donc le rôle-titre de sa voix au pourpre juvénile dans les passages les plus caressants, mais qui devient acier lorsque la tension s’installe. Son vibrato est rond et pressé, et sa conduite vocale aussi structurée pour ses lignes effilées que dans des écarts de notes vertigineux. Issachah Savage revient au Capitole en Empereur (après y avoir été Bacchus dans Ariane à Naxos), exposant avec aisance des aigus solaires, sans tension. Seul son registre inférieur est moins audible. Thomas Dolié est comme un pacha en Messager de Keikobad, avec sa voix brillante et dense, plutôt sombre, et son port de voix bien tenu avec un vibrato rapide.
Ricarda Merbeth interprète la Femme du Teinturier d’une voix bandée comme un arc, au souffle nourri. Ses accents aigus restent d’une vivacité étonnante, tout comme sa capacité à varier constamment les couleurs de son timbre. A l’image du duo de l’acte III, elle forme un couple magnifiquement accordé avec Brian Mulligan, qui expose en Barak une belle voix, ancrée et charpentée, dont les résonateurs s’ouvrent parfois brusquement, élargissant d’un coup son émission. Ses trois frères sont joués avec enthousiasme et chantés avec précision par Damien Bigourdan (Le Bossu) à la voix de caractère tendue et vive, Aleksei Isaev (Le Borgne) dont la voix est taillée dans un bois vigoureux et Dominic Barberi (Le Manchot) à la basse sourde et noire.
Le Jeune homme de Pierre-Emmanuel Roubet, ici représenté comme une figure grecque de jeune premier, fait son office d’une voix de ténor riche et fine. Julie Goussot (Gardien du seuil du temple et Voix du faucon) chante d’une voix large et mate, ancrée dans le médium. Rose Naggar-Tremblay (Une voix d’en haut) dispose quant à elle d’un matériau rougeoyant qui se déploie efficacement. Enfin, Katharina Semmelbeck est une Servante à la voix pure et évanescente.
Sans même attendre la dernière note, hélas, le public laisse éclater son enthousiasme devant cette œuvre et cette interprétation. Le quintette principal est notamment acclamé, tout comme l’orchestre.