Carmen cour d’assises : l’Auditorium de Bordeaux mué en tribunal pour le procès de Don José
Lorsqu’en 1875, dans le très institutionnel Opéra Comique de Paris (“le théâtre des familles” comme il était surnommé à l’époque), les frasques de Carmen la bohémienne furent représentées pour la première fois, la salle (et la société parisienne) cria au scandale. Le sujet de l’Opéra en lui-même et le fait qu’il porte le nom de ce personnage licencieux a conduit à un échec, avant un retournement complet de situation dont le compositeur (mort trois mois après la création), ne profita hélas pas.
Le meurtre de Carmen sur scène avait également beaucoup choqué, et il continue de le faire. Le “crime passionnel” est devenu “féminicide”, mais c'est toujours ce même silence assourdissant qui s’installe en salle et dans les esprits quand le rideau tombe sur le corps inanimé de l’héroïne et le cri pathétique de son bourreau.
C’est ce trouble qui est à la base de The Carmen case (Carmen, cour d’assises), opéra créé en 2023 par l’Ensemble Ars Nova, sur un livret et une mise en scène d’Alexandra Lacroix, et une musique de Diana Soh. Il s’agit d’offrir au spectateur un cinquième acte, un prolongement à l’affaire Carmen d'abord présentée ici comme un fait divers en Une des chaînes d’information continue. Flash spécial : “En pleine féria, un homme tue son ex-compagne de deux coups de couteau”. Passé ce prologue édifiant, c’est donc au procès de Don José que le public assiste, dans la peau du jury populaire chargé d’établir la peine. La scénographie pensée de Mathieu Lorry-Dupuy reproduit donc cette disposition : côté cour, la tribune du procureur et côté jardin le box de l’accusé.
Au fond, après quelques marches, un mur ferme la salle d’audience par lequel entrent témoins et experts chargés d’éclairer les débats, présidés par un juge dont le visage est projeté en vidéo. Sa voix parvient depuis le lointain, au second plan sonore d’une partition patchwork qui alterne les pastiches et les citations in extenso de la musique de Bizet, en y ajoutant des éléments du langage musical de Diana Soh.
La dramaturgie du spectacle a recours au flashback pour tenter d’éclairer les mécanismes qui ont conduit au meurtre de Carmen. De quoi faire entendre les passages saillants de l’œuvre, de la fameuse Habanera à l’air d'Escamillo, de La fleur que tu m’avais jetée au duo de la Lettre. Bien souvent dans ces réminiscences, Diana Soh trouve un moyen d’arranger la partition de Bizet, soit par coupures, soit par décalages rythmiques, soit en escamotant des éléments mélodiques de l’accompagnement. Le résultat est étonnant pour le moins, mais l’impression globale reste celle d’un florilège des airs bien connus de Carmen. Quand les personnages nouveaux (Président du jury, Experts médicaux, Avocate, Procureure) s’expriment, c’est en revanche dans une prosodie assez en décalage avec le style Bizet, faite de longues phrases rapidement scandées sur des intervalles réduits, avec quelques exclamations en onomatopées, comme les suraigus répétés de la Procureur par exemple. Lors du dénouement de la pièce, quand le président annonce les grands moments du réquisitoire et de la plaidoirie, ceux-ci sont mêlés dans un contre-point simultané qui rend indispensable le recours au sur-titrage pour en saisir les éléments.
Dans le procès, les personnages de Carmen sont certes traités comme des prévenus ou des témoins, mais ils n’en restent pas moins eux-mêmes. Il sont donc tous et toutes présents, à commencer par la victime, Carmen, incarnée par Anne-Lise Polchlopek. La mezzo-soprano française affiche une voix particulièrement ancrée, avec des aigus larges et pénétrants qui rendent à son rôle toute sa puissance de caractère. Le souffle n’est jamais altéré, même lorsque la mise en scène lui impose de chanter le corps engoncé dans la tribune.
Le rôle de Don José est ici coupé en deux. Ne quittant presque jamais son box, “José l’accusé” est incarné par Xavier de Lignerolles. Les gros plans de la caméra qui projette l’image de son visage sur le mur du fond révèlent un investissement émotionnel très fort alors qu’il revit les passages de sa vie d’avant le crime. Et la voix charnue de ce ténor à la voix mixte appuyée d’une grande délicatesse rend service à un personnage desservi par son écriture et son rôle d’accusé dont la parole est rare. Et pour cause…
Le Don José des flashbacks a la charge principale du drame qui se (re)joue sur scène. C’est donc à François Rougier que revient l’essentiel de l’air phare “La Fleur que tu m’avais jetée”, interprété avec une voix certes plus légère que celle de Xavier de Lignerolles, mais pas moins investie. Le legato et la conduite du souffle allient musicalité et séduction, en contrepoint d’un jeu d’acteur qui met l’accent sur la colère et la violence sourde de son personnage. L’irréparable est proche dans chacun de ses gestes…
Appelée à témoigner à la barre, la Micaëla des flashbacks est dans un rôle qui correspond tout à fait à l’image qui en est habituellement faite. Pleine d’abnégation et d’empathie pour l’homme qu’elle cherche à sauver, sa voix dans le duo de la Lettre laisse néanmoins déjà apparaître les failles du personnage brisé qui se retrouve au procès, pris de spasmes violents et d’un syndrome de Gilles de la Tourette. Un rôle en deux parties qu’assume pleinement Angèle Chemin, surinvestie. Le parlé-chanté virtuose de l’écriture de Diana Soh n’est pas un problème pour cette interprète rompue au langage contemporain. La voix y apparaît toujours aussi stable, placée et peu vibrante, avec des aigus perçants, comme son rôle l’exige.
Apparaissant longtemps sur scène en gardien chargé de faire régner l’ordre dans la cour, René Ramos Premier se mue en Escamillo pour témoigner de son amour pour Carmen, et notamment donner un aperçu de son air “Votre toast, je peux vous le rendre”. La voix du baryton cubain est soyeuse et particulièrement charpentée, avec une couverture certes audible dans les aigus, mais tout à fait maîtrisée.
Le duo composé de Rosie Middleton et Julie Mathevet est multi-emploi : expertes psychiatriques, médecins légistes, elles deviennent les amies de Carmen, Mercédès et Frasquita. Leurs voix toujours mêlées semblent décuplées par l’écriture de Diana Soh, dans des interventions hypnotiques où se décèle tout de même la différence entre le soprano fruité de Julie Mathevet et le mezzo profond de Rosie Middleton. Anne-Emmanuelle Davy (Procureure, experte) complète ce duo de sa voix aux suraigus affirmés.
Enfin, jamais présent sur scène, le visage de William Shelton est projeté à chaque fois que son personnage, le Président de la cour intervient, sévère et froid. Du fait de ce truchement scénographique, la voix du contre-ténor anglais parvient depuis le fond de scène, bien moins audible que le reste du plateau. Lorsqu’il est avancé au plus près du public à la fin du spectacle, enfin apparaissent les couleurs fines de cette voix légère.
Si William Shelton préside aux destinées de ce spectacle, c’est en fosse que la machine est la plus implacable. Sous la direction puissante et attentive de Lucie Leguay, les musiciens de l’Ensemble Ars Nova assurent la cohérence entre ces styles si différents, rassemblés en une partition. Tantôt orchestre de chambre, tantôt bruiteur des effets sonores et du détraquement psychologique, leur souplesse perceptible est conséquence d’un travail de transitions et d’investissement.
L’Auditorium est plein pour cette date bordelaise. Enthousiaste devant l’éclairage nouveau donné à cette tragédie mythique, le public demande plusieurs rappels pour acclamer la performance de l’équipe artistique, visiblement très émue d’avoir participé à cette re-création hybride.