Des papillons amoureux avec Madame Butterfly au Met
Le Met de New York reprend cette œuvre phare de son répertoire, représentée pour la première fois in loco en 1907 (soit seulement trois ans après sa création à La Scala de Milan), avec Puccini dans la salle. La production d’Anthony Minghella de 2006, ici reprise par Paula Williams, cherche des références épurées : entre un sol noir et un plafond incliné en miroir, les silhouettes surgissent du fond de scène comme des ombres (chinoises), formant des désirs ou réminiscences de Cio-Cio-San, notamment dans la splendide scène d’ouverture dansée avec beaucoup de grâce par Hsin-Ping Chang et son éventail. L’action se déroule alors sur l’avant-scène, les paravents bougeant derrière les artistes à la manière d’un kakemono racontant l’histoire.
Si cette production ne cherche donc pas le réalisme visuel, elle donne à voir un monde oriental rêvé par les Occidentaux (Puccini en premier, mais aussi Pinkerton, l’Américain, d’une certaine manière), où les couleurs vives foisonnent (à l’arrière plan davantage que dans les lumières sur scène, ces dernières apparaissant comme un peu froides), mais aussi les fleurs ou les oiseaux. L’attention portée aux tissus des costumes (d'Han Feng), ou encore aux accessoires est ainsi notable, témoignant d’un grand art de la trouvaille dans les ateliers du Met. Tous ces détails ne sont pas des fruits du hasard, et s’inscrivent dans une perspective esthétique cherchant à rendre hommage aux arts japonais, parmi lesquels l’origami, ou encore les marionnettes Bunraku, utilisées pour le personnage de l’enfant, manipulé par Kevin Augustine, Tom Lee et Jonothon Lyons avec beaucoup de subtilité. La chorégraphie dansée par Amir Levy avec l’autre marionnette manque toutefois de cette même subtilité, semblant alors naviguer à mi-chemin vers l’onirisme et l’humain, rejouant l’opéra dans l’opéra.
La cheffe d’orchestre sino-américaine Xian Zhang dirige l’opéra avec beaucoup de légèreté, préférant mettre en valeur les solistes orchestraux (et notamment la splendeur des solos de violon), davantage que les grands ensembles, redonnant ainsi à l’opéra l’air de conte triste qu’il perd parfois dans les grandes productions. La cheffe choisit aussi de faire presque taire l’orchestre dans les moments vocaux, mettant ainsi au premier plan les voix, quitte à laisser de côté le fil conducteur musical, pour plus de caractère dans les interprétations sur scène. De manière générale, cette production est marquée par un goût pour des interprétations intimes et personnelles, « véristes » dans un sens proche des théories de Puccini.
La plus emblématique représentante de ce choix musical est Aleksandra Kurzak dans le rôle-titre. Bien qu’un peu sur ses gardes dans l’acte I, elle se révèle dans l’acte II et se transfigure dans l’acte III. La soprano montre beaucoup de chaleur, et joue sur les dynamiques pour apparaître tour à tour enjouée ou dévastée. Son timbre clair est un peu poussé dans les aigus aux débuts de l’opéra, mais lui permettent de se lancer dans de grands élans, vocaux et dramatiques, sans écarts. En choisissant des graves peu timbrés, et une voix globalement très claire, elle reste malgré tout fidèle à son personnage de jeune femme (Cio-Cio-San n’a que 15 ans !), tout en délicatesse, avec une fin de l’acte II qui semble faire pleurer toute la salle du Met.
À ses côtés, Elizabeth DeShong, en Suzuki, tient avec sérieux son rôle de femme d’âge sûr et de confidente. Sa voix de mezzo chaude et veloutée, avec une prise de son par au-dessus, déploie sa maîtrise, tant dans la puissance que dans la qualité de son. Elle articule ainsi des graves amples et des résonances hautes, maîtrisées.
Le dernier personnage féminin, Kate Pinkerton, est interprétée par Edyta Kulczak qui n’hésite pas à surjouer le personnage américain, en insistant sur une voix claire aux résonances nasales, qui manque malgré tout un peu de puissance. Un peu discrète sur scène, à l’image de la place de son personnage dans le livret, elle reste clairement au second plan y compris vocal.
Pinkerton est interprété par Matthew Polenzani, qui monte avec chaleur dans les aigus et tient la ligne avec musicalité dans les premiers moments de l’opéra. Il perd pourtant en présence scénique par la suite, au point de se reculer devant des rôles secondaires. Davide Luciano, qui interprète le consul américain Sharpless, est longuement applaudi, et à juste titre, par le public du Met. Il affirme une prestation vocale centrale (entre ancrage dans le masque et aigus), avec une puissance indéniable et un vibrato large, qui anime de chaleur ses interventions. Tony Stevenson s’amuse beaucoup sur scène en Goro, et le public ne peut qu’apprécier ses talents d’acteurs. Cependant, son manque de puissance vocale empêche à son chant de passer la fosse dans certaines interventions (après avoir fait entendre des tenues délicates). Parmi les autres personnages masculins, le Bonze de Robert Pomakov, fait une entrée remarquée, avec un timbre caverneux correspondant bien à son personnage, mais son manque de puissance fait perdre son intensité dans la malédiction. Le prince Yamadori, interprété par Jeongcheol Cha, déploie un vibrato large qui donne tout de suite du caractère à son personnage, mais déstabilise quelque peu sa ligne vocale. Ses résonances caverneuses permettent de donner plus de relief à ses interventions vocales, et ce malgré la brièveté de sa présence sur scène.
À l’inverse, Paul Corona en messager impérial, et Christian Jeong en greffier sont d’une grande discrétion. La scène du mariage, marquée par la présence sur scène de presque toute la distribution de l’opéra, ne permet ainsi pas vraiment d’entendre les petits rôles solistes, masqués par le chœur féminin. Leurs interventions portent difficilement au niveau du timbre, mais l’auditeur perçoit la dynamique verbale et scénique malgré tout. La famille de Cio-Cio-San, interprétée par Elizabeth Sciblo en cousine, Chelsea Shephard en mère, Craig Montgomery en oncle Yakusidé, et Rachele Schmiege en tante, souffre de la même question sonore, même si elles sont parfois distinctes, un temps. La mère, Chelsea Shephard, tout en simplicité, est aussi une présence scénique accompagnant sa fille avec dévouement.
Le chœur féminin reste malgré tout le maître de ces scènes, avec des aigus très puissants, voire un peu criants de la part des sopranos, et une dynamique intense maintenue par les altos. Ces effets, un peu trop importants parfois, sont pourtant précieux dans le chœur des soupirs, l’un des moments les plus émouvants de l’opéra. Le chœur masculin est plus discret, mais les rythmiques des basses sont soutenues par un goût pour la musicalité de la part des ténors, ce qui donne une qualité vocale à l’ensemble.
Le public ne s’y trompe pas, et applaudit les chanteurs, à commencer par Aleksandra Kurzak, qui garde la sincérité de son rôle jusque dans les saluts, provoquant un dernier moment d’émotion de la part du public face à cette femme prenant dans ses bras un petit enfant marionnette : preuve que l’opéra et les arts, dans des histoires universelles comme celle de Madame Butterfly, touchent toujours toutes et tous personnellement.