Justice pour Kabwe à l’Opéra de Genève
Le Grand Théâtre de Genève a porté son attention sur un “tragique fait divers” devenu histoire, ancrée dans le passé proche et même le présent de la Suisse. Justice se veut une œuvre universelle, réunissant pays européens et africains avec une trame dramatique d’après le terrible accident survenu à Kabwe, en République Démocratique du Congo, impliquant une multinationale minière. Le GTG rappelle ainsi les faits : “Un camion chargé d’acide sulfurique, destiné à l’extraction minière, s’est renversé et a percuté un grand groupe de passants et de vendeurs. 21 personnes sont mortes, 7 ont été grièvement blessées, de nombreux champs ont été contaminés, des maisons ont été endommagées et des vendeurs ont subi des dégâts matériels.” Le jour de la première représentation de cet opéra, le Grand Théâtre de Genève lance également une campagne de crowdfunding intitulée JUSTICE FOR KABWE !, expliquant ainsi : “Les victimes ont porté leur cas devant les tribunaux. Seul le chauffeur du camion a été inculpé. En raison de la pression exercée par les entreprises, le procès n’a pas encore abouti à une conclusion juridiquement valable. Des excuses publiques du sous-traitant et une indemnisation légale des personnes concernées n’ont jamais vu le jour.”
Le metteur en scène Milo Rau a structuré l'opéra en un prologue et cinq actes, se déroulant lors de l'inauguration d'une école érigée par la société qui sera à mêlée au drame (cinq ans plus tard). L'équipe de production s’est immergée dans la région du Katanga, Milo Rau documentant ainsi sa mise en scène à travers des vidéos de ces rencontres. Le spectateur se confronte ainsi à une réalité brutale, explorant le cynisme humain, l'égoïsme, mais aussi le sentiment de culpabilité (celle du “directeur philanthropique” empêtré dans ce système). Le livret de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila puise librement dans les témoignages des victimes, offrant une perspective universelle sur les souffrances (post-)coloniales. Cette fiction autour de l'accident tragique donne voix aux victimes, fusionnant présent et passé, et certains interprètent même leur propre rôle.
Le décor unique, réalisé par le scénographe Anton Lukas, se structure en plusieurs parties sur scène : aux deux extrémités sont assis le guitariste Kojack Kossakamvwe et le librettiste en personne qui raconte lors du Prologue le contexte de la tragédie et de l’écriture de l’opéra, puis annonce les tableaux. Près d’eux, le chauffard, le garçon qui a perdu ses jambes, l’avocate et les victimes, personnages assis ne prennent pas part au banquet d’inauguration. À jardin, un peu en recul, des bancs accueillent le chœur, sobre et sombre, tandis qu’à cour est disposée la longue table du diner avec le directeur, sa femme, le prêtre et chef du village, son jeune assistant et autres invités. Le fond de scène est dominé par la carcasse retournée du camion-citerne qui a déversé son contenu d’acide sulfurique, goutte à goutte, sur la vingtaine de victimes piégées sous ce qui restait du bus et de l’arrêt de bus percutés aux abords tout proche du marché du village (nombre de ces victimes agonisantes étaient des enfants). Le centre de la scène reste vide afin d’y être le lieu d’expression des chanteurs et comédiens, habillés par les lumières de Jürgen Kolb et les costumes de Cedric Mpaka, avec la direction dramaturgique de Giacomo Bisordi et Clara Pons. Un écran surplombe (souvent) la scène pour montrer, grâce au travail et montage de Moritz von Dungern, des images des victimes rencontrées sur place, et les visages accusateurs des artistes de chœur. Pour plonger le spectateur dans l’horreur de ce drame, une vidéo prise immédiatement après l’accident est montrée, avec des corps atteints par l’acide et une foule de témoins choquée se protégeant des évaporations fatales par un simple mouchoir ou leur habit.
La création musicale d'Hèctor Parra, guidée par les propositions du librettiste, emploie des séquences rythmiques répétitives, d’efficients crescendos, des changements brusques de dynamiques. Les interventions du guitariste Kojack Kossakamvwe plongent dans un esprit d'improvisation et soutiennent des dissonances, jusqu'au bruitisme, le dense accompagnement orchestral oscillant entre des couleurs spectrales stridentes, une saturation, et de plus tendres harmonies chromatiques. L'opéra se déploie ainsi dans une alternance constante entre des passages statiques réflexifs et des interludes torrentiels, explorant ainsi la dialectique insoluble des conflits et des souffrances. Les voix féminines et aiguës, empreintes de la culture luba et du rôle central qui leur échoit portent les moments les plus émouvants, avec un traitement vocal basé sur des brisures, d’importants sauts de registre et de forts contrastes de nuances. L’angoisse, le désespoir et la colère exprimés par les voix sont alors aussi vifs que poignants.
Poignante est justement l’interprétation du contre-ténor congolais Serge Kakudji, qui laisse éclater toute l’émotion qu’il a ressenti lors de sa rencontre avec « le milliardaire », ce jeune Milambo Kayamba survivant de l’accident au prix de ses deux jambes, qu’il incarne sur scène. Passant de sa voix de baryton à celle de contre-ténor avec une impressionnante aisance, il montre un timbre de voix sans aspérité, d’une constance et d’une appréciable souplesse.
Il forme un duo particulièrement fusionnel avec la soprano Axelle Fanyo qui incarne la Mère de l’enfant mort. Immédiatement émouvante par sa présence scénique, elle porte son chant avec intensité, offrant des aigus aussi déchirants que délicats lors du terrible témoignage de cette femme impuissante devant l’agonie de sa fille recouverte d’acide. La voix est lumineuse et claire, également en swahili (l'opéra est annoncé en français) sur un accompagnement orchestral particulièrement sombre, presque en décalage mais très évocateur.
Lauren Michelle en avocate impressionne également par sa maîtrise technique et son soin de la diction avec des aigus bien présents et une interprétation investie et convaincante. Son personnage est tiraillé par le système corrompu contre lequel elle se sent impuissante et pourtant coupable de ne pas parvenir à préserver son idéal. Le "chauffard" incarné par Katarina Bradić ne manque pas non plus de toucher visiblement le public. Ce protagoniste est dépeint sous un jour humain, victime collatérale aussi. La mezzo-soprano fait montre d'une grande maîtrise de son instrument, avec des sauts de registre acrobatiques soulignant les angoisses – et peut-être la folie – de son personnage, entre graves saisissants et ses aigus particulièrement brillants. La femme du directeur, incarnée par Idunnu Münch, est un rôle plutôt "ingrat", oscillant entre compassion et impuissance d’une dirigeante d’ONG : elle n’est pas tout à fait au fait de la tragédie et encore moins de l’implication de l’entreprise de son mari, et reste persuadée que son geste de fonder une école est le meilleur qu’elle puisse offrir. Son texte se fait clair, son chant souple et tendre avec un large vibrato et une pointe de piquant qui caractérise aussi son timbre satiné.
Le directeur est interprété par l’américain Peter Tantsits, qui garde un léger accent dans le texte chanté comme parlé. Son interprétation scénique correspond à la nervosité et à l’indécision de son personnage, paraissant sincère dans ses valeurs mais incapable de lutter contre les intérêts économiques dont il bénéficie. Ces aspects dramaturgiques peuvent justifier la force qu’il met dans ses aigus et sa gestuelle un peu gauche, avec tout de même un timbre riche en harmoniques.
Sir Willard White offre sa voix puissante, noble et profonde au prêtre. La largesse de son timbre empêche parfois la bonne compréhension de son texte mais il ne perd jamais en autorité (ni de son imposant charisme). Son assistant jeune prêtre, incarné par Simon Shibambu, possède également un timbre sombre, chaud, profond et bien présent.
Préparé par Mark Biggins, le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre sobre, sérieux, très homogène, participant à colorer les interventions des solistes et offrant un beau moment choral lors de la scène finale « Il n’y a qu’une seule route ici » Sous la direction experte de Titus Engel, l’Orchestre de la Suisse Romande exécute cette musique dense, rythmée et très exigeante avec beaucoup de conviction. L’équilibre avec le plateau est idéal, offrant des accompagnements adéquats et des interludes très efficients pour amplifier l’expressivité de cette tragédie sans toutefois jamais tomber dans le pathos.
Le public genevois paraît certes exigeant, et s'il ne se montre pas enthousiaste, il salue longuement cette production audacieuse et poignante.