Expédition vers La Montagne noire de Dortmund
S’il travaille avec nombre d’institutions françaises à la redécouverte du répertoire romantique français, le Palazzetto Bru Zane œuvre aussi à sa valorisation internationale. Ainsi, c’est l’Opéra de Dortmund, grande salle à la modernité élégante, qui aura eu l’audace et la primeur de re-mettre en scène et à l'affiche La Montagne noire d’Augusta Holmès. Cette rare œuvre d’une compositrice à avoir été créée à l’Opéra de Paris, en 1895, fut un échec et disparut rapidement de l’affiche malgré les louanges d’un certain Debussy.
Après trois opéras jamais représentés, Holmès, qui signe également le livret, démarre l’écriture de cet ouvrage dès 1883, soit 12 ans avant sa création. A cette date, Saint-Saëns, qu’elle fréquente, a déjà composé Samson et Dalila, et Massenet a déjà présenté Hérodiade. Cela s’entend. En revanche, lorsque ce dernier compose Thaïs et la Dulcinée de Don Quichotte, dont le personnage de Yamina se rapproche, Holmès a déjà achevé son travail. Point de wagnérisme toutefois dans son écriture malgré la passion qu’elle vouait pour son homologue allemand (auquel elle adresse tout de même un clin d’œil quand Mirko maudit les femmes et l’amour). Finalement, la partition offre un continuum d’une grande richesse orchestrale, certes sans moment d’extase mais sans faiblesse non plus.
Le livret est parfois rapproché de celui de Carmen, créé 20 ans plus tôt. Quitte à piocher chez Bizet, il pourrait l’être plus encore de celui des Pêcheurs de perles : deux frères d’arme monténégrins, Mirko et Aslar, se jurent fidélité jusqu’à la mort. Le premier, tombant amoureux de Yamina, une courtisane venue de la Turquie ennemie, fuit avec elle, trahissant ainsi à la fois sa patrie et sa fiancée Héléna. Aslar doit alors donner sa vie pour expier avec lui dans le sang les fautes de son compagnon. L’acte IV, très redondant avec le III, est en-deçà du reste de l’œuvre, durant laquelle la tension ne retombe pas malgré le peu d’originalité de l’intrigue.
L’Opéra de Dortmund confie la mise en scène de cette redécouverte à Emily Hehl, une dramaturge allemande d’à peine 25 ans à la lecture assez classique, ce qui permet une compréhension efficace de cette œuvre inconnue. Elle introduit un personnage de joueuse de Guzla, instrument traditionnel des Balkans, qui raconte par son chant l’histoire de l’opéra. Le décor unique mais malléable conçu par Frank Philipp Schlößmann dessine des perspectives exagérées et anguleuses et forme de beaux tableaux, comme cette neige qui tombe à l’acte III, d’abord scintillante avant de se charger de sang. Les costumes sont inspirés de la tradition monténégrine (avec des jupes bien peu seyantes pour ces messieurs mais de magnifiques parures pour Yamina). La guerre de civilisation sous-jacente à l’intrigue s’exprime ici par les tapis de prière brandis par les soldats chrétiens victorieux, et par une immense croix dessinée en ombre chinoise lorsque le remord frappe Mirko. Un squelette de voiture apparaît momentanément en fond de scène, sans autre utilisation dramaturgique que de placer l’action de nos jours.
Motonori Kobayashi dirige l’Orchestre philharmonique de Dortmund avec l’ambition de se plier au style français avec ses longs phrasés, sa densité et ses contrastes. Le Chœur de l’Opéra est moins en réussite, son manque de précision rythmique s’ajoutant à une diction très approximative pour former une pâte peu homogène.
Ce problème de diction se retrouve dans la quasi-totalité de la distribution, au point que les surtitres en allemand deviennent vite nécessaires, y compris pour les non-germanophones. Aude Extrémo, qui chante Yamina, fait exception. Dès ses premières notes, elle expose son immense ambitus, navigant avec souplesse entre des aigus cinglants, dignes d’une soprano dramatique, et de chauds graves de contralto. Titulaire du rôle de Carmen, elle sait jouer avec prestance la séductrice, dansante et féline.
Sergey Radchenko interprète Mirko d’une voix slave au timbre froid. Si les aigus sont parfois tendus, le médium est solide. Il construit ses lignes avec de grands accents qu’une ouverture trop large déstabilise parfois (et de plus en plus avec la fatigue). Mandla Mndebele est son frère d’arme Aslar. Il construit de longues lignes avec sa voix de baryton charpentée, notamment dans de beaux et nobles aigus qui compensent des graves qui tendent à s’éteindre.
Anna Sohn chante Héléna d’une voix lyrique au timbre pur porté par un souffle nourri par l’amour qu’elle porte à son financé comme par le désespoir qui accompagne sa trahison. Alisa Kolosova campe Dara, la mère de Mirko, d’une voix puissante et ronde, au métal froid et aux vigoureux graves poitrinés avec des résonnances caverneuses soutenues par un souffle maîtrisé. Le Père Sava, qui consacre le serment unissant les deux frères, bénéficie du timbre noir et riche de la basse Denis Velev, qui parvient à descendre dans les profondeurs du rôle avec sûreté et densité. Ian Sidden, Min Lee et Yoonkwang Immanuel Kang sortent du chœur pour de courtes interventions, claironnantes.
La salle, hélas loin d’être pleine, fait malgré tout grand bruit au baisser de rideau, les vivats accompagnant même les plus petits rôles.