Don Quichotte revient chez la Duchesse et au Château de Versailles
Le Concert Spirituel d’Hervé Niquet revient à ses origines avec cet opéra-ballet de Boismortier, comme le rappelle le chef lui-même : “Il faut savoir que j'ouvrais l'existence du Concert Spirituel avec cette œuvre en septembre 1987, lors de l'exposition Fragonard au Grand Palais”. Et c’est dans la version inénarrable mais déjà plusieurs fois chroniquée de Corinne et Gilles Benizio, qu’elle revient à Versailles.
Dans cet ouvrage ayant la structure de l'opéra-ballet (avec plusieurs “entrées” mettant chacune en scène des personnages et leurs propres histoires, tout en étant reliées par un fil conducteur) Boismortier conserve les éléments essentiels de l'œuvre de Cervantes, en capturant l’essence de chaque personnage pour développer le récit. Don Quichotte, caractérisé par son ignorance et son amour pur et inconditionnel, est face à la duchesse, représentant le cynisme et le pragmatisme : des contrastes qui forment le fil conducteur de l'œuvre.
Corinne et Gilles Benizio signent la mise en scène mais donnent bien entendu de leur personne durant le spectacle. Lui, en Duc, demande même au chef d'orchestre de l'accompagner pour une prestation vocale (volontairement) dénuée de toute musicalité ou technique. Elle, en tenue de flamenco mais en chant tout aussi peu traditionnel, déclenche tout autant les rires du public.
Les décors, pensés par Daniel Bevan, sont simples mais efficaces. Le premier acte montre les confins du château du Duc et de la Duchesse, avec un parquet sur une plateforme légèrement inclinée pour un effet de visibilité. Certaines scènes sont de véritables tableaux, dans l’esprit du théâtre de tréteaux (avec même cheval en bois monté par les personnages principaux). La dernière scène avec l'apparition d'énormes éventails évoque les vents de l'Espagne, soufflant à travers le jardin du château pour surprendre une fois de plus le spectateur !
La chorégraphie, pensée par Philippe Lafeuille, est très élaborée. Elle présente des danses exécutées en parfaite synchronie et harmonie avec la musique. Cette chorégraphie est enrichie d'un travail théâtral solide, contribuant à maintenir un équilibre dramatique sur scène et à faire avancer l’histoire. Les costumes, conçus par Anaïs Heureaux et Charlotte Winter, respectent le cadre baroque du concert tout en incluant parfois des traits modernes, en particulier avec les déguisements du personnel de service du château, atypiques avec des effilochés très colorés au caractère pompeux, sans oublier le costume de la duchesse, sommet de brillance exubérante, rouge, massif et pailleté. La lumière réglée par Jacques Rouveyrollis rehausse décors et costumes, utilisant des couleurs chaudes dans une gamme de jaunes et rouges, rappelant l'Espagne de Cervantes.
La production revient ainsi à Versailles, et en fanfares, marquant et retrouvant à nouveau et immédiatement son esprit fantasque : dès l'entrée du chef d'orchestre, par la salle, vêtu d'une armure de Don Quichotte. Ce type d’interactions revient tout au long de la soirée grâce à la participation singulière et (a)typique d'Hervé Niquet, qui déploie un humour très pointu et efficace. Sa direction, précise et fluide, engage l’orchestre dans un accompagnement attentif à chaque personnage. Le respect des solos est total, au service du fil conducteur musical, préservé, nourri, engagé. L'orchestre maintient ainsi un jeu fluide et une harmonie bien démarquée, tout en se piquant parfois de percussions chaloupées pour donner encore plus de cachet à cette version rafraîchissante, faisant concerter répertoire et modernité.
Le ténor Mathias Vidal incarne Don Quichotte avec une voix claire et expressive, sachant même dessiner des ornements rapides sur les nuances, qui traduisent aussi l’esprit vagabond de ce caractère. Il tend cependant à insister sur la naïveté parfois aux dépens de la complexité mélancolique de certaines situations.
Chantal Santon Jeffery, Duchesse Altisidore et Reine du Japon, offre une apparition radieuse. Sa voix expressive quoique douce, est très mélodieuse et ajoute une dimension charismatique à son personnage. Sa projection vocale, ouverte et précise, rend son chant facile à comprendre, alliant expressivité des paroles et clarté dans le dialogue. Son timbre, dynamique et bien travaillé, s'adapte aisément à toutes les situations.
Le fidèle Sancho Pança est confié à Marc Labonnette. Son chant se fait clair et puissant dès son entrée en scène, tout en conservant sa précision et les atours de sa ligne vocale de (baryton-)basse, mais soutient aussi les autres voix et caractères.
L’apparition de Merlin (assurément “en-chanteur” ici aussi) donne à Nicolas Certenais l’occasion de déployer la puissance de sa voix de basse, ardente, au timbre passant aisément l’orchestre (avec une force sculptée) qui soutient aussi les tournants dans le drame.
Lucie Edel interprète la paysanne que Don Quichotte pend pour sa Dulcinée. Son mezzo-soprano se fait net et puissant, timbré et placé y compris pour son caractère agacé et courroucé.
Le Chœur du Concert Spirituel, très harmonieux, se plaît à réunir style baroque et éléments modernes (dans l’esprit de cette production), avec même des signatures du style jazz, des onomatopées et claquements de doigts. Charles Barbier en ressort avec un solo de ténor-amant très amusé, d’une voix peu puissante mais aiguë comme requise.
Très applaudi par l'ensemble du public, le spectacle vient ainsi à nouveau couronner Le Concert Spirituel qui se voit de surcroît remettre le Grand prix 2023 de l’Union des Critiques de Disques Allemands : de quoi prolonger le voyage, avec le Label du Château de Versailles.