Les Soldats de Zimmermann, coup de canon musical à la Philharmonie de Paris
Dès son entrée dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, le public a le sentiment qu’il va assister à une soirée qui sort de l’ordinaire. Des stands de percussions occupent les espaces jouxtant la salle et l’installation de l’orchestre déborde de l’espace scénique jusqu’aux premiers rangs des spectateurs. Bernd Alois Zimmermann a vu grand pour la composition de son unique opéra, Les Soldats et, à l’immense effectif orchestral (120 instrumentistes) s’ajoutent 23 chanteurs solistes, une comédienne et un dispositif électroacoustique.
Le premier choc réside dans le prélude tonitruant qui assaille l’auditoire et qui augure de la violence de l'œuvre. Le Gürzenich-Orchester Köln apparaît alors magistral sous l’égide du chef François-Xavier Roth qui, d’une battue implacable et de gestes de départ précis, équilibre les masses et organise les déchaînements tout en portant une attention aux chanteurs. L’auditoire est ceinturé par les roulements de tambours venant de tous les coins de la salle dans un effet de spatialisation saisissant. Les quelques moments de répit lui permettent néanmoins de profiter d’un solo de guitare ou d’un chant à la flûte.
Avec cet opéra, Zimmermann exprime son effroi face à la violence du monde (traumatisé par son expérience de soldat dans la Wehrmacht pendant la seconde guerre mondiale, il fut diagnostiqué maniaco-dépressif et se suicida en 1970). Pour cela il utilise un matériau musical éclectique (dodécaphonisme, jazz, grégorien, enregistrement, choral, électroacoustique…) l’usage de la série de douze sons, dans sa répétition, pouvant illustrer sa vision pessimiste de l’avenir : les horreurs passées sont, et se reproduiront, dans une spirale infernale catastrophique.
Le livret, d’après la pièce écrite par Jakob Lenz en 1776, raconte le calvaire de Marie dont les rêves d’une vie confortable sont pulvérisés par l’agressivité de soldats aux âmes d’une noirceur terrifiante. L’histoire donne à voir le plus sombre du genre humain, rendant même suspectes et inquiétantes l’attitude du père consolant sa fille (d’un peu trop près) ainsi que l’humanité de l’aumônier qui, bien que défendant le fait « qu’une putain ne devient jamais une putain à moins d’y être forcée », détourne cependant les yeux des tristes agissements de la soldatesque en disant des prières.
La mise en espace de Calixto Bieito relève le défi de rendre lisible la narration, organisée en scènes courtes, qui se déroule dans plusieurs lieux à la fois et dans une temporalité non linéaire, et ce dans un espace restreint de gradins surplombant l’orchestre. L’engagement théâtral des chanteurs est remarqué et aide à la compréhension de l'œuvre dans sa grande violence. Le metteur en scène connait bien l’opéra, (il l’a monté en 2013 à Zurich) et offre des images fortes de marche au pas des soldats, et des scène non édulcorées d’une rare brutalité comme la suggestion d’un viol collectif lorsque les soldats alignés se passent Marie de bras en bras.
Ce personnage chanté a un double en la danseuse Denise Meisner qui assume certaines scènes engageantes. Ainsi termine t-elle l’opéra recouverte de sang et les bras levés en croix, semblant pousser un cri d’effroi, « le cri du monde entier » précise le metteur en scène.
La distribution est superlative et tous interprètent la partition exigeante de Zimmermann avec assurance et engagement tout en étant soutenus par une sonorisation subtile. Athlètes de la voix, ils sont capables de chanter les écarts importants des lignes mélodiques et de changer de registres et de modes de chant très rapidement : déclamation, hurlement, murmure, Sprechgesang (parlé-chanté).
Emily Hindrichs interprète Marie de sa voix de soprano tout terrain que les difficultés des pages musicales ne semblent pas troubler. Colorature, elle assure des aigus lumineux, lyrique, elle donne une ligne aux phrases chaotiques et, dramatique, son chant demeure intense sur toute la tessiture. Sa sœur Charlotte, la mezzo-soprano Judith Thielsen, semble bien de la même famille vocale en donnant aisément le change dans les scènes de dispute.
Laura Aikin qui a chanté Marie à Salzbourg en 2012, change son fusil d’épaule et interprète ce soir la Comtesse de la Roche avec une autorité péremptoire qu’elle préserve même lorsqu’elle réconforte son fils, le ténor Alexander Kaimbacher. Ce dernier fait valoir l’instabilité de son personnage théâtralement, sa voix demeurant au contraire bien arrimée. Son domestique, le ténor Alexander Fedin assure son chant déclamatoire dans une rythmique implacable.
L'œuvre fait la part belle aux barytons : Nikolay Borchev apparaît quelque peu en retrait lorsque son personnage, le drapier Stolzius, est malmené et humilié par Les Soldats. Il convoque cependant l’intensité en même temps que sa terrible vengeance. Oliver Zwarg répand les sermons du révérend Eisenhardt dans de riches résonances, et Miljenko Turk incarne le cynique Haudy de sa voix ductile aux aigus francs. Wolfgang Stefan Schwaiger fait entendre un timbre sombre et affirmé en adéquation avec la noirceur de son personnage, le lieutenant Mary.
Les mères s’expriment dans la gravité de leur registre d’alto, Alexandra Ionis secoue son fils Stolzius de sa voix puissante, et Kismara Pezzati incarne la vieille mère de Wesener d’une voix solide d’outre tombe, pleurant la vertu perdue de sa petite-fille Marie.
Wesener (le père) a la voix d’airain de la basse Tómas Tómasson affirmant puissamment son autorité.
Le ténor Martin Koch dans le rôle de Desportes glisse sur les lignes tortueuses sans peine, l’arrogance de ses aigus clairs s’affirment en même temps que la suffisance de son personnage.
John Heuzenroeder, Pirzel, s’engage dans la mêlée de son ténor aigu solide, atteignant les pics mélodiques en registre de tête projeté dans un ajout de tension expressive. À ses cotés Lucas Singer (Obrist) n’est pas en reste dans les âpres discussions entre soldats soutenant son registre de basse jusque dans le brouhaha final.
L’officier ivre du baryton Frederik Schauhoff, la jeune enseigne du ténor Jan Rusko, les trois jeunes officiers (le baryton Yongseung Song, les ténors Yong Woo Kim et Artjom Korotkov) et les trois capitaines (le baryton Anthony Sandle, les ténors Heiko Köpke et Carsten Mainz), présentent un alignement vocal qui n’a d’égal que leur marche au pas et un engagement théâtral affirmé participant pleinement au drame.
Après le déchainement cataclysmique du dernier acte, le public semble abasourdi par tant d’émotion violente, mais se déchaine néanmoins dans une ovation éclatante. Nul ne sort indemne de cette soirée qui entre en résonance avec la triste actualité : « Ce dont il s’agit est actuel pour toutes les époques » (Zimmermann).