Entre minimalisme et maximalisme, La Walkyrie par Castellucci à Bruxelles
L’Or du Rhin avait ouvert la partie avec une radicalité maîtrisée (notre compte-rendu) suivant une campagne publicitaire basée sur le secret, avant de dévoiler sur scène un décor minimaliste et très réfléchi. La Monnaie réitère ce système, d’autant que pour ce cycle réparti sur deux saisons, le metteur en scène a décidé de traiter chaque opus dans une forme d'indépendance, proposant un décor renouvelé. Si le personnage principal était l’élément Eau (pour le Rhin), figuré par des corps nus évoluant parmi des ruines hellénistiques, l’univers de La Walkyrie marque le signe de la terre et du sang (la nudité figurée de costumes chair cédant place à une nudité littérale, celle des cadavres de guerriers jonchant le sol du Walhalla, terre d’accueil des Walkyries). Tectonique, brutale et guerrière, la scène supporte le drame qui lie les dieux et les humains, mais également les sabots des chevaux présents sur scène.
Prolongeant la vision Wagnérienne de l’art total (Gesamtkunstwerk) dans sa dimension temporelle, Castellucci offre un décor à la croisée d’un monde médiéval-baroque et contemporain. Les références sont disséminées avec force symbolique et permanence chez le metteur en scène. Non loin d'un film Excalibur avec l’épée libératrice de Nothung, de l’univers onirique et puissant du Miroir de Tarkovski mais également des peintures cadavériques de Géricault (avec ces corps qui s’empilent nus sur scène), l’histoire de l’humanité défile par ses symboles les plus crus. Réuni sur scène, le duo de Siegmund et Sieglinde se baptise sous le sang, se couvrant d’un drap humide (figurant comme un placenta) suite à un bain païen de fleurs. La Culture n’étant que l’amoncellement de nos images sédimentaires, Castellucci collectionne, classe et arrange comme un Ikebana (bouquet japonais) de notre histoire pour un résultat doux-amer, wabi sabi sans détour. Le public fait face au plus élevé et au plus prosaïque de notre humanité, pour une durée donc de 5 heures (en comptant les deux entractes).
Entre mort omniprésente et présence d’animaux sur scène, le vivant questionne le périssable, mais également le sens de la mise en scène. Un animal ne joue pas, il existe. Tandis que le chien foule la scène et que les oiseaux virevoltent sur scène, Castellucci joue avec la notion du Verfremdungseffekt (l'effet de distanciation ou 4ème mur de la scène de théâtre comme pointé par Brecht, ici matérialisé par un voile très fin évitant la fuite des animaux). Castellucci présente la véracité de la fiction à travers les symboles de vie qui s’agitent sur scène. Les oiseaux volant s’agitent, futurs sacrifices de la déesse Fricka qui lira le destin dans leurs entrailles, les chiens au pelage sombres errent sur scène (dont une version empaillée finira pendue sur scène). Jouant sur la notion de vie et de mort, La Monnaie prévient son public qu’aucun animal n’a souffert durant le spectacle tant l’illusion fonctionne.
« Un animal au centre de la scène est un cri de protestation qui n’est plus dirigé contre les dieux, mais contre son sacrifice industriel et sa spectacularisation médiatique. […] Lorsque tu as un animal devant toi, le réel de son corps perce le voile de la fiction. » — Castellucci
Cette force symbolique voulue par la mise en scène rend impossible de dater une quelconque transposition. Le spectacle est concentré sur l’humanité des liens qui se tissent et l’inhumanité des violences humaines (le présent se tourne vers le passé, les charniers, la terre crus des tombes : les mythes ne sont plus source d’émerveillement mais présentent aussi toute leur cruauté).
Dans cet univers glacial et insensible, sur cette sombre scène, triomphe ainsi la musique depuis la fosse, portée à ses apogées sonores mais aussi dessinée dans ses teintes colorées par la baguette d’Alain Altinoglu. Le directeur musical met en avant l’architecture globale de la partition, la vision d’ensemble est rendue avec une précision redoutable, tenue entre des élans héroïques et des articulations instrumentales comme prosodiques (la musique sculpte le détail en lien avec la parole). La partition permet aux interprètes de servir l'amplitude psychologique de leurs rôles, chacun peut travailler sa singularité ou se fondre dans le collectif.
Parallèlement à cette approche, Altinoglu insiste sur la puissance macroscopique de Wagner, offrant un paysage héraldique complexe et profond. L’orchestre lui répond avec une endurance marathonienne, au service de la finesse comme de l’amplitude.
Gábor Bretz poursuit son interprétation de Wotan, maître des dieux d’une voix sombre et autoritaire. Sa présence est assise, puissante et austère. Basculant dans le tragique des derniers actes, le soliste se révèle, la voix teintée de sombre pudique dans sa détresse, le dieu s’humanise.
Marie-Nicole Lemieux dessine une Fricka plus exacerbée. Enveloppée dans une tenue religieuse faite d’une étrange accumulation de jupons plissés, et accompagnée en délégation, la déesse de la fidélité conjugale s’affole devant l’inceste de Sieglinde et Siegmund. Tenue dans les hauteurs, versatile et pulsative, la voix de la soliste pique et gronde avec brio.
Peter Wedd, ténor britannique qui fait ses débuts à La Monnaie, est Siegmund (dissimulé en Wehwalt, dont la traduction littérale est : voué au malheur). Le fils de Wotan et d’une mortelle marque son rôle par une extrême douceur de voix, comme ouatée et cotonneuse. La suite du spectacle révèle sa puissance basculant dans le tragique.
Nadja Stefanoff marque son premier passage à La Monnaie avec le rôle de Sieglinde, préférant la très grande sensibilité du jeu à la puissance de la voix. La soprano dessine sa ligne de chant avec une grande précision et une prosodie marquée. Les aigus sont clairs, parfois légèrement soufflés.
Ante Jerkunica incarne Hunding (époux de Sieglinde) de manière autoritaire et sombre. La basse fait sonner son vibrato en des espaces inférieurs redoutables, annonçant la crainte et la vengeance qui suivra. Si la qualité des graves ornementés est notable, la finesse des aigus n’est pas en reste.
Ingela Brimberg offre à l'ambitieux rôle de La Walkyrie Brünnhilde (fille de Wotan et d’Erda), semi-déesse et favorite de Wotan, une grande humanité et une autorité maîtresse. Son échauffement vocal la mène au plein tragique avec une force de caractère dans le renouvellement de la force vocale.
Ramassant les corps des glorieux tombés au combat, les Walkyries tiennent le troisième acte en puissance, triomphales dans leurs costumes en clin d'œil au passé (reprenant les classiques boucliers, casques ici sans ailes, et drapés fluides aux allures de toge). Performant toutes pour la première fois dans leur rôle, la sororité est de mise. Mêlées au sombre du décor et des costumes, leurs voix se mêlent à l’ensemble (même dans leurs interventions individuelles, dont l’origine est rendue indistincte), effaçant la notion d'individualité, ultime dévouement des Walkyries. Tenant leur puissance dans les aigus vibrants des voix partagées entre soprano et mezzo-soprano, l’ensemble offre à entendre un mur de son résolument guerrier.
Cet opéra marathon rappelle combien la durée est relative à l’opéra. Comme après deux heures de spectacle et de surprise, le public de La Monnaie, plongé entre Eros et Thanatos dans la réinvention des mythes de Wagner offre une ovation debout à la production (en attendant déjà la saison prochaine pour Siegfried et Le Crépuscule des Dieux).
… d’ici là, pour retrouver la grandeur des contes héraldiques, le gris plus austère des Nibelungen de Fritz Lang (film de 1924) complète celui de Castellucci :