Lisette Oropesa en Cléopâtre de collection dans Giulio Cesare à Garnier
C’est dans une immense réserve de musée d’antiquités égyptiennes et romaines confondues que se déroule l’action du spectacle durant les trois actes. S’y active un véritable ballet de régisseurs et d’égyptologues en tout genre, installant, nettoyant et désinstallant de multiples trouvailles archéologiques, statues, amphores, pilastres, desquels surgissent les personnages de l’opéra, comme des fantômes qui auraient été réveillés à force de remuer la poussière.
La tête de Pompée apportée à César est ici celle, démesurée, de la statue de marbre immaculé du consul assassiné. L’action se trame ainsi à travers les allées et venues du monde contemporain redécouvrant l’Histoire à travers des symboles figés dans la pierre, ne touchant du doigt qu’un petit bout de l’histoire humaine et bien vivante qui s’est jouée il y a deux mille ans entre Cléopâtre et Jules César.
Le rendu visuel fonctionne à plein, la reproduction à l’identique de toutes ces antiquités (dans des matériaux certes moins nobles et bien plus légers que les originaux) de décors de Chantal Thomas, par les équipes des ateliers de l’Opéra de Paris, marque l’œil pour leur qualité.
Malheureusement, la toile de fond se fait répétitive, ce qui n’invite pas au déploiement de la psychologie des personnages. Au deuxième acte, l’incursion de costumes XVIIIème siècle portés par les jeunes femmes du sérail devant des tableaux orientalistes du XIXème finit d’interroger sur la teneur de l’histoire qui se joue : l’histoire antique ou celle issue du fantasme européen des siècles qui lui succèdent ? Ce trop-plein d’informations brouille la lecture, et les chanteurs, laissés la plupart du temps seuls face au public dans leurs multiples arias, doivent investir un espace immense qui de surcroît n’aide pas à la projection de leurs voix.
Pourtant, cette distribution assure le spectacle et s’acquitte des nombreux morceaux de bravoure qui jalonne l’œuvre avec maîtrise et sang-froid.
Dépourvu d’aria, le Curio d’Adrien Mathonat assure toutefois des interventions incarnées dans les récitatifs, d’une voix puissante, bien ancrée et solide.
Remy Bres interprète un juvénile et malicieux Nireno. Il chante d’une voix élégante au timbre nourri son unique air à l’ouverture du deuxième acte, bien que le registre grave soit un peu appuyé par moments.
L’Achilla de Luca Pisaroni est tout en nuances de brutalité, l’émission est franche et affirmée à l’image du personnage de soldat qu’il incarne. Une légère instabilité dans l’aigu point à quelques reprises, ce qui n’entache pas la qualité du registre plus sombre du chanteur.
Wiebke Lehmkuhl incarne une Cornelia digne malgré la douleur, dont la voix ample et chaleureuse se rapproche des sonorités de l’orchestre, comme une grande lamentation, dans son grand air du premier acte. A ses côtés, son fils Sesto, incarné par la mezzo Emily D’Angelo, se démarque par ses accents matures qui frappent d’attaque au début de l’opéra. L’incarnation est concentrée, la voix vibrée et le timbre très coloré sur toute la tessiture. Les voix des deux chanteuses n’en forment parfois plus qu’une en duo.
Dans un habit bleu de lumière, Iestyn Davies campe un Tolomeo perfide à souhait, d’une allure de petit frère envieux à celle d’un petit tyran manipulateur. Son timbre singulier se détache bien du reste de la distribution, bien que plus audible dans l’aigu que dans le grave. Le chanteur déploie de plus en plus ses moyens au fil de la soirée et offre un contrepoint intéressant au rôle de Cleopatra.
Cette dernière est incarnée pour cette série de représentations par Lisette Oropesa, qui triomphe de la soirée avec agilité, dans tous les sens du terme. Cléopâtre arrive juchée sur la statue de Ramsès II, la parcourant, minaudant et narguant son frère de là-haut, triomphant de sa féminité sur lui. La voix, au timbre très reconnaissable, semble toujours cacher un sourire. Les aigus sont frais, déjà audibles dans les harmoniques du médium et les ornementations, filées, se dirigent vers les points les plus hautes de sa tessiture, à l’image du personnage espiègle qu’en fait cette mise en scène. De ce point de vue, il est dommage d’avoir écarté une incarnation plus sincère du personnage, car les sommets de la partition que sont "Se pieta" et "Piangero" se trouvent comme déconnectés de la proposition et l’émotion semble peu passer en salle malgré la qualité de leur interprète.
Enfin, Gaëlle Arquez dans le rôle-titre offre une prestation hiératique, marmoréenne du début à la fin. Mais le marbre est de belle facture, en particulier dans les vocalises, précises et rapides. Le timbre peine à se démarquer de l’orchestre dans le médium mais la voix se déploie dans l’aigu, ce qui permet à l’interprète d’asseoir son autorité dans les arias les plus vigoureuses.
À la tête de l’Orchestre de l'Opéra National de Paris, Harry Bicket ne révolutionne pas l’approche de l’œuvre, avec des choix de tempi qui manquent souvent de tranchant, mais montre une qualité d’écoute des chanteurs certaine. Malgré une ampleur plus importante qu’un orchestre jouant sur instruments anciens, la phalange maison s’approprie bien le style baroque (auquel elle est peu habituée), dans la finesse d'exécution notamment, chaque pupitre s'entendant distinctement même dans la superposition des lignes mélodiques
Le Chœur Unikanti intervient justement et fermement à de menues reprises depuis les coulisses pour chanter la gloire de César.
La soirée s’achève par des applaudissements nourris et la distribution est saluée par toute la salle.