Orphée et Eurydice à Caen, tours et retour sans retour
Le roulement sourd et lugubre des timbales débutant le spectacle annonce d’emblée le destin tragique d’Orphée. Václav Luks et ses musiciens du Collegium 1704 vont chercher la musique dans les tréfonds du son pour en extraire le minerai du deuil.
Musique, décor et dramaturgie s’imbriquent naturellement dans la mise en scène d’Aurélien Bory. Il s’intéresse plus particulièrement à la mécanique du mythe, au fait qu’Orphée se retourne. Le metteur en scène exploite l’art de l’espace et a imaginé un dispositif optique en utilisant un “Pepper’s Ghost”, immense panneau réfléchissant inventé au XIXème siècle et utilisé de nouveau aujourd’hui dans la magie contemporaine. Incliné à 20 degrés, il permet de réfléchir le plan horizontal du plateau sur le mur du fond à la verticale. L'effet spectaculaire multiplie les jeux de perception, de démultiplication, de disparition, en concordance avec le côté métaphysique du passage du monde des vivants à celui des morts. Il crée un au-delà à la fois visuel et acoustique, le miroir pouvant aussi altérer la réverbération et ainsi la voix des chanteurs. Tel un illusionniste, il fait apparaître le reflet de la dépouille d’Eurydice, ou au contraire fait disparaître l’Amour dans le sol, ou encore fait se contorsionner au sol des circassiens et des danseurs, apparaissant verticalement comme des bêtes s’agrippant à la porte des Enfers.
Le décor est une toile peinte de Corot intitulée « Orphée ramenant Eurydice des Enfers » choisie à bon escient puisque Corot a saisi l’instant juste avant qu’Orphée ne se retourne. Les personnages vont se mouvoir sur ce décor posé au sol, excepté Orphée qui reste observateur, de l’autre côté du miroir. En décidant de le traverser, il plonge dans les Enfers invisibles, entraînant avec lui le spectateur. Les lumières conçues par Arno Veyrat complètent le dispositif scénique, du noir total aux effets de clair-obscur bien pensés, associés à différents filtres.
Pour Aurélien Bory tout comme pour le chef d’orchestre Raphaël Pichon (concepteur des arrangements et d'extraits additionnels), la mort est plus forte que la vie. Il est alors cohérent que soit supprimé le lieto fine -happy end- de cet opéra (Amour y "rend" Eurydice à Orphée), tradition obligée dans la période classique. Orphée ici non seulement se retourne mais rejoint définitivement Eurydice, marchant vers le fond du plateau, sur le grondement des timbales. Ce parti pris est davantage en écho avec la tragédie antique mais également avec l’esthétique romantique puisque c’est la version remaniée d’Hector Berlioz (en français et pour mezzo) qui est choisie dans cette production.
Orphée est interprété par la mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis. Elle propose une interprétation sans pathos, de son timbre chaleureux, d'une conduite précise des phrasés, sans sons poitrinés, avec peu de vibrato et une impeccable diction de la langue française, offrant l’expression d’une douleur intime, résignée, dévastée par le chagrin. Les nuances sont soignées avec une dominante piano (peut-être une conséquence du dispositif scénique). La gestuelle est également sobre, souvent ralentie. L’espoir renaît un temps dans son âme, la voix se déployant avec agilité et par des vocalises précises, dignes d’un air de bravoure baroque. La cadence ajoutée montre qu’elle est aussi capable d’effets comme le glissando, et les grands intervalles sont réalisés avec dextérité. La voix se libère avec l’espoir renaissant pour Orphée, prête à braver le trépas et séduire les démons et furies. Son personnage oscille ainsi entre pulsion de vie et de mort. L’air fameux "J’ai perdu mon Eurydice" est chanté avec une grande sobriété.
Le rôle d’Eurydice revient à Mirella Hagen. Vêtue d’une simple robe blanche, elle incarne la trépassée grâce aux effets de lumière : elle ressemble à un spectre, séparée de son époux par l’infranchissable barrière du regard ou enrubannée dans un voile noir lorsqu’elle meurt une seconde fois. La voix est difficilement audible, souvent couverte par l’orchestre, l’articulation cotonneuse rendant la compréhension délicate. Mais la voix prend justement de ce fait un aspect fantomatique, au timbre mélancolique avec des pianissimi à peine audibles mais d’une grande expressivité ("je frémis, je languis"). Son jeu scénique est constant malgré des positions souvent inconfortables ne lui rendant pas la tâche facile : allongée, portée en équilibre par les circassiens puis lâchée et rattrapée (le metteur en scène apportant aussi beaucoup d’importance à l’art du corps). La voix vient parfois s’épanouir malgré des aigus serrés, et elle exprime alors toute la psychologie du personnage : la joie, l’incompréhension, le doute, le renoncement.
La voix au timbre acidulé de la soprano Julie Gebhart convient bien au personnage de l’Amour. Dans sa robe scintillante, elle étincelle dès son apparition et arrive à garder la stabilité vocale tout en maintenant l’équilibre par une mise en situation plutôt acrobatique se balançant dans une roue Cyr. Son rôle est cependant réduit puisque son intervention dans le lieto fine a été supprimée.
Dans cet opéra, le chœur est un personnage à part entière. Le chœur tchèque Collegium Vocale 1704 offre une compréhension parfaite du texte mais aussi une homogénéité des pupitres, leur investissement étant aussi bien vocal que scénique.
Les mélomanes-cinéphiles ont pu apprécier les instrumentistes de l'Ensemble Collegium 1704 dans la bande son du film Il Boemo sur la vie du compositeur Mysliveček. Avec des gestes amples et énergiques, leur chef Václav Luks met ce soir la pâte sonore à l’œuvre par une interprétation sombre en parfaite adéquation avec le côté noir de la mise en scène, comme Sturm und Drang (tempête et passion : le pré-romantisme germanique), avec des effets contrastés et passionnés, imprégnés de l’adaptation faite par Berlioz. Chaque musicien apporte sa touche à l’édifice sonore : cuivres éclatants, cordes frémissantes, flûte délicate dans la scène des Champs-Elysées. Les musiciens sont à l’écoute mais délaissent par moment l’équilibre avec le plateau vocal.
L’amour exprime la pulsion de vie mais cette fois-ci, il ne gagnera pas. Resté seul, le regard hagard alors que le monde des morts redevient invisible, sa présence sur scène clôt le spectacle avant le retour des timbales assourdissantes. La boucle est bouclée comme le cycle de la vie.
Après un accueil enthousiaste et de longs applaudissements, les spectateurs quittent la salle alors que le Pepper’s Ghost s’est incliné pour renvoyer au public sa propre image, celle de témoin du drame qui s’est joué devant ses yeux (et ses oreilles).