Le Carnaval Baroque à Rennes : musique et cirque, tout un Poème !
Dans le noir, une procession de pénitents aux voix proches des polyphonies sardes chante un Kyrie Eleison pour rappeler que le Carnaval est avant tout une tradition occidentale, catholique, une période précédant le Carême où -presque- tout semble permis, où aristocratie et peuple se mélangent pour une mascarade avec ses codes, ses rituels, certains issus de coutumes païennes.
Ce spectacle dont la mise en scène est conçue par Cécile Roussat consiste en une succession de tableaux, sans réelle trame narrative. Des instants carnavalesques se déroulent sur une journée particulière, celle de Mardi Gras, où tout s’accélère dans la confusion, propre au désordre jusqu’à l’excès. L’univers du carnaval est ainsi rendu, à la fois onirique et extravagant, réunissant musiciens, mimes et acrobates pour un lâcher-prise collectif cependant toujours contrôlé.
Tout commence à l’intérieur d’un palais : par une fête gourmande où sur un rythme bien marqué, avec un caractère d’ensemble joyeux, sont consommés « colombes, chapons, faisans, oies, cochons de lait, cailles et perdrix mais aussi mascarpone, gnocchis, lasagnes, raviolis et polenta », et sont bus « le vin d’Albe, le Lacrima Christi, le Montefiascone ou encore le vin de paille qui ne se gâte pas, le Casale, le Camino, le Romanesco ». Un petit tour gastronomique et œnologique des régions d’Italie pour chasser la mélancolie et profiter de Gola (la Gourmandise) et de Bacchus, invitant ensuite à descendre masqués dans la rue pour continuer la fête !
Ces airs enjoués sont dus à un compositeur italien surnommé « Il Fásolo » (le haricot). Ses sérénades, mascarades étaient jouées pendant le carnaval au XVIIème siècle à Rome et Venise, mêlant chant, acrobatie, danse et théâtre. Il est également connu sous le nom de Manelli, considéré comme un précurseur de l’opéra vénitien.
Nos joyeux fêtards, après s’être travestis, descendent dans la rue (sur scène) pour poursuivre la fête masquée et bariolée. Guidés par deux Zanni (valets) farceurs, mimes, jongleurs, acrobates se succèdent au son des chaconnes, villanelles, tarentelles pour des tours de passe-passe, des jongleries, des manipulations de bâtons enflammés, des acrobaties qui émerveillent et envoûtent le public. Des scènes rocambolesques, d’autres plus poétiques se succèdent, certaines faisant songer à des tableaux de Longhi ou Tiepolo. Les acrobates s’empilent pour former des figures complexes comme celle dite « le Forze d’Ercole », traditionnelle pyramide humaine qui a pris racine dans le carnaval vénitien.
Tous les codes du carnaval sont présents : de l’âne (devenu roi) incarnant le désordre du monde en passant par les hommes travestis en bête, du charivari à la parodie. Un désordre de plus en plus intense conduisant l’homme à la limite de la folie, ou tout au moins à un état de transe collective, quelle que soit sa condition sociale.
La scénographie de François Destors est simple mais efficace et inventive, sans aucun temps mort : une scène de théâtre ambulant, des cageots empilables, une corde tour à tour serpent puis mât de bateau, une tenture soyeuse et des palissades pour délimiter intérieur du palais et rue, quelques planches et tonneaux qui s'assemblent afin de former une table. Quelques accessoires complètent la farce : grands couverts pour dévorer un pigeon, nez digne de celui de Cyrano de Bergerac pour la parodie du Lamento della ninfa, masques grotesques… une fureur d’amusement règne sur le plateau provoquant l’hilarité du public, notamment celle des enfants venus en grand nombre.
Les costumes imaginés par Chantal Rousseau assistée de Mathilde Benmoussa pour les maquillages et de Julie Coffinières pour les masques sont soignés et en parfaite adéquation avec la thématique, de l’habit en velours des aristocrates aux costumes distinctifs des personnages de la commedia dell’arte : Zanni, Polichinelle, Arlequin, Brighella, tout comme ceux des saltimbanques ou encore ceux des pêcheurs.
Les quatre chanteurs assurent avec dextérité leurs différentes interventions aussi bien au niveau vocal que scénique.
Le trio de voix d’homme excelle, notamment dans le Ballo di tre Zoppi (danse des 3 boiteux). Miséreux devenus les puissants de ce jour, ils se moquent des chanteurs pompeux et majestueux en ajoutant quelques intonations d’un vibrant lyrisme, invitant les docteurs à venir rire à leurs « plaisants grincements » se transformant en une cacophonie d’éternuements !
Le ténor Paco Garcia offre une Tarantella del Gargano intense et émouvante. Sa voix assurée, à l’articulation précise, au timbre clair et homogène se fond au rythme hypnotique de cette danse originaire des Pouilles et se mêle harmonieusement aux soli du cornet à bouquin et du violone. Le 2ème ténor, Martial Pauliat, de sa voix au timbre légèrement nasal mais sonore, à la ligne vocale travaillée avec musicalité et de ses aigus nuancés, interprète avec poésie la Villanelle des pêcheurs, se mariant avec le timbre délicat de la flûte à bec.
Le baryton Igor Bouin, également bon jongleur, incarne un Bacchus jovial. Sa voix ronde au timbre cuivré est assurée grâce à une articulation précise et une bonne projection. Il est aussi à l’aise dans son jeu théâtral, complice avec les autres chanteurs.
Enfin, la seule voix féminine (qui remplace la voix de contre-ténor des productions précédentes) est celle d’Anaïs Bertrand. Elle se distingue dans le pastiche du Lamento della ninfa (d’après Monteverdi) devenue le Lamento del naso. Elle adopte une gestuelle plus codifiée de la rhétorique baroque pour interpréter la plainte d’une femme qui n’ose se regarder dans un miroir à cause de son grand nez. La voix droite de la mezzo-soprano, se pare alors d’un vibrato plus prononcé sur certains mots, déploie des aigus lumineux et des medium-graves bien timbrés. Elle interprète également avec conviction le personnage de Gola (la gourmandise).
Les musiciens du Poème Harmonique sont sur scène afin d’être au plus près des circassiens dont les acrobaties sont réglées au cordeau. Si ceux-ci ne peuvent pas se permettre trop de liberté sur cette scène relativement petite, les musiciens au contraire, adaptent leur jeu, peuvent davantage laisser libre cours à leur fantaisie mais toujours en s’intégrant à ce qui se passe sur scène. En résulte une musique en perpétuelle mouvance, laissant place à des improvisations de plus en plus débridées, la plus étonnante étant celle à partir de la danse des trois boiteux avec un jeu du cornettiste aux intonations presque jazzy et des modulations surprenantes ! Vincent Dumestre, à la tête de sa petite troupe, installe le continuo, la trame mélodico-rythmique au luth, théorbe mais aussi avec le colachon, sorte de luth à grand manche, instrument typique du carnaval.
Le Carnaval Baroque s’achève après une explosion de confettis dorés laissant le public de tous âges émerveillé, riant et joyeux, manifestant alors sa reconnaissance par de longs applaudissements fournis à l'égard de l’ensemble de la production. Prochaine étape de la tournée de ce spectacle : dès le 13 janvier au Théâtre des Champs-Elysées.