La Chauve-Souris en noir et or au Zénith de Toulon
L'esprit et la dynamique de cette mise en scène est assuré par une équipe de plateau soudée. La scénographie de Bruno de Lavenère va au-delà du décoratif, imaginant des dispositifs spatiaux qui exploitent ingénieusement la verticalité du mur de fond de scène.
Le premier acte fait du domicile des époux Eisenstein une sorte de calendrier de l’avent, dont les fenêtres-cadres de tableaux style Empire s’animent en portraits vivants, à la faveur des personnages qu’évoque la narratrice. Anne Girouard grime leurs voix pour les faire parler, en ventriloque, les chanteurs-acteurs suivant et mimant ses propos. Le deuxième acte déroule le tapis rouge d’un grand escalier, bien descendu par les personnages féminins, qui veulent donner dans la majesté.
Le dernier acte exploite à nouveau le mur de fond de scène, entrecroisé d’escaliers de métal froid, qu’arpentent des gardiens de prison en bottes et manteaux de cuir noir de triste mémoire, alors que les lumières se font blêmes et accusatrices. Un dispositif, issu du monde magicien, redonne le sourire : une cage à roulettes, où les protagonistes sont tour à tour (de passe-passe, littéralement) attachés, comme mis au pilori, en fonction de leurs méfaits : Alfred, Rosalinde et Eisenstein. Telle est la vengeance de La Chauve-Souris, objet-même de toute la farce !
Bruno de Lavenère signe également les costumes, à l’élégance d’époque, à dominante noir et or. Une cape bicolore, souvent agitée comme une muleta par les membres du chœur, devenus valseurs, rappelle ce volatile inquiétant et fascinant qu’est La Chauve-Souris. L’ensemble est ainsi bien étoffé tout en échappant à la facilité de la mise en froufrou.
Les lumières de Kevin Briard assurent les jonctions et les articulations entre les trois univers, dont elles exaltent les dorures et les rougeurs, depuis les profondeurs noires du monde de la nuit.
Le plateau ainsi bien paré pour le spectacle reçoit une équipe de chanteurs bien assortis à leur personnage ainsi qu’entre eux. La majorité est germanophone, ce qui règle la question épineuse de la diction, dans un répertoire destiné à faire chanter et danser la langue.
Les dames illuminent le plateau de leurs timbres aux rondeurs perlées. La soprano Eléonore Marguerre offre sa présence à Rosalinde, épouse de Gabriel von Eisenstein. La voix est ample, bien posée, justement calibrée. Le phrasé expressif enlumine le timbre de cuivre brillant, notamment dans la Czardas traditionnelle de la comtesse hongroise du deuxième acte, qu’elle délivre avec aisance, notamment à l’aigu. De même, elle sait conduire le chant vers son cœur profond.
L’Adèle de la soprano Claire de Sévigné, servante impertinente de Rosalinde, vient distiller son timbre de champagne rosé, en gorgées légères, aux aigus tantôt pétillants tantôt susurrants (Mein Herr Marquis), délicieusement rieurs.
La jeune soprano Veronika Seghers, en Ida, sœur d’Adèle, ajoute à ses consœurs son instrument flûté, piccolo sonore et agile, qu’imite la narratrice avec sa voix la plus perchée.
Enfin, le Prince Orlofsky de la mezzo-soprano Tamara Gura, confère à son rôle travesti de riche aristocrate russe, une assise de dominateur à tout épreuve. La voix est comme bi-polarisée : de profonds et moelleux graves, subtilement poitrinés, alternent avec des aigus à la manière des haute-contre, ce qui ajoute une autre étrangeté à son personnage. Seul le medium se fait discret le long de sa large bande passante.
Chez les messieurs, c’est le cuir qui domine, ciré ou vernis, noir ou havane. Le baryton Stephan Genz campe un Gabriel von Eisenstein particulièrement seyant, vocalement et physiquement, mari touchant, marquis charmant. La voix est affûtée, mais comme enrobée d’une poussière de sucre glace, qui confère à son timbre quelque chose de goûteux et gourmand.
Le Dr Falke du baryton Thomas Tatzl, ami d'Eisenstein, accorde sa voix à sa fonction dramatique, en instigateur de la vengeance (abandonné en public dans son déguisement de chauve-souris par Eisenstein). Le ruban sonore de son chant est large et puissant, tandis que son organe résonne en maître du jeu, en faisant l’économie heureuse du vibrato.
En Alfred, le ténor Valentin Thill, maître de chant de Rosalinde, colle à la peau de son personnage habillé en tyrolien : constamment chantant, vibrant, aimant. Tel un juke-box humain, il répond toujours présent pour faire le ténor, de sa voix homogène et bien projetée, gourmande comme un café viennois.
Le Franck du baryton-basse Horst Lamnek, nouveau gouverneur de la prison et « chevalier Chagrin », est à l’aise dans ses rôles-double, tous bien toast-erronés, acérés et marbrés, mais sans outrance ni outrage, à l’instar d’une vocalité qui sait rester dans le registre d’une parodie de bon goût.
C’est moins de cas du Dr Blind, au rôle particulièrement ingrat d’avocat bègue. Le ténor François Piolino s’en acquitte parfaitement, à la note et au geste près, à défaut de pouvoir faire acquitter ses clients.
Cette Chauve-Souris bilingue chante en allemand, et parle en français avec une narration confiée à Anne Girouard (reine Guenièvre de Kaamelott). Elle endosse au troisième acte le personnage de Frosch, le gardien de prison qui en détient les clés, passionné par le cognac, deuxième spiritueux-roi après le champagne. Malgré quelques longueurs en Frosch éméché (son monologue lui permettant toutefois des allusions à la situation actuelle, pleinement dans l'esprit de l'opérette et de ce passage), c’est elle qui mène le rythme du bal, en virtuose et comme en co-responsabilité avec le chef d’orchestre qu’elle finit également par diriger, de même que le percussionniste de la phalange à qui elle demande de « bien taper ». Performance savoureuse de sa voix chantournée, alors que le spectateur ne peut s’empêcher de la revoir en Dame Guenièvre, aux côtés du roi Arthur (campé et imaginé par le musicien Alexandre Astier).
La chorégraphie signée Raphaël Cottin réunit six danseurs qui viennent encore hisser un peu plus haut la matière chorégraphique de l’opérette.
La Direction musicale de Léo Warynski, élégante et pénétrée par un esprit de renouveau, dû à sa fréquentation de la musique contemporaine, sait entrainer et sonoriser, depuis une battue rythmique efficace, le meilleur de la phalange toulonnaise, dans ce grand hall qu’est le Zenith. Ses manières d’entrer dans la valse, depuis un premier temps qui s’envole vers les cîmes, restituent, pour qui ferme les yeux, l’ambiance sonore de l’Empire Austro-Hongrois finissant, dans un appariement indéfinissable et troublant entre auto-dérision et mélancolie. Sa gestuelle se déroule le grand roulis du temps, ses deux grandes mains étant habilement soulignées par les lumières, avec leur art du redémarrage de la valse.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon, préparé par Christophe Bernollin, ajoute encore du brillant et du brio, du festif et du festival au spectacle.
Le public venu dans un esprit de fête, partager un rêve de paillettes, de cotillons, de Champagnes et de Valses, s'y retrouve, mi-ému mi-amusé. Il salue ce spectacle mais aussi comme étonné d'y trouver une telle profondeur (de propos, de chant et de champ dans ce vaste lieu qui atténue ses applaudissements, tandis qu'une amplification sonore très calibrée diffuse impeccablement les voix depuis le plateau). Cette proposition de fin d'année aura su trouver le fil brillant entre légèreté et profondeur, divertissement et expression, comme une petite lumière de sagesse emportée dans la nuit.