Falstaff à Caen : du rire, à la vie à la mort
Ce qui est parfois compliqué dans la transposition de l’intrigue d’une œuvre, c’est de tenir le concept dans sa durée, sans l’épuiser, sans en perdre la cohérence et sans desservir la musique. Denis Podalydès tente ce pari en plaçant son Falstaff dans une structure hospitalière (scénographie d’Éric Ruf, avec ses portes battantes, qui claquent sans bruit). Le anti-héros en est l’un des patients, au même titre que Fenton, Bardolfo et Pistola. Caïus en est le docteur et Ford le pharmacien, tandis que les quatre Commères de Windsor y sont infirmières. Cette transposition est prétexte à nombre de gags et à une caractérisation fine des personnages. Ce Falstaff pourrait faire penser à un célèbre acteur français actuellement sous le feu des critiques : un colosse au comportement obscène et détestable, mais qui par son outrance même, parvient à exercer une sorte de fascination. Ce grossier personnage à qui l’on injecte du vin en intraveineuse, malmené, parvient même à se rendre sympathique jusqu’à émouvoir sur son sort. Christian Lacroix, qui signe les costumes, le dote d’une prothèse corporelle lui donnant une envergure démesurée. Ses acolytes échevelés, aux mines benêtes et ahuries, aux dégaines et démarches comme sorties d’un dessin animé, complètent à merveille ce tableau grâce à une direction d’acteurs très aboutie.
Vidéo intégrale de cette production, à l'Opéra de Lille (avec Tassis Christoyannis) :
À l’exception du nonette de l’acte I qui manque de précision rythmique et d’équilibre, Antonello Allemandi tient à merveille l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, le Chœur de l’Opéra de Lille et les dix solistes, du bout de sa baguette. La phalange s’empare de l’écriture caustique de Verdi en pétrissant avec humour la matière orchestrale par laquelle le compositeur se rit des codes musicaux. Le Chœur produit un son gracieux et homogène, tout en s’investissant dans le travail théâtral.
Elia Fabbian reprend à Tassis Christoyannis, blessé avant le début des répétitions, le rôle-titre que ce dernier tenait lors de la création de la production à Lille. Il livre là une prestation XXL. Capable d’accents énormes, notamment dans ses graves aux grains ténébreux, mais aussi de varier les couleurs pour rendre son personnage agaçant, drôle ou attachant. Il se montre fin dans son interprétation théâtrale, grâce à des expressions faciales éloquentes, des yeux rieurs et un sourire sournois.
En Ford, Gezim Myshketa s’appuie sur son style et son timbre verdien au son chaud et brillant dans le médium et plus mat dans l’aigu, ainsi que sur ses qualités théâtrales, pour faire ressortir lui aussi les contrastes de son personnage. Gabrielle Philiponet se plaît en Alice Ford : dynamique scéniquement, elle est à son aise vocalement, sa voix lyrique au médium nourri, au grave sûr et au vibrato rond correspondant bien au rôle.
Clara Guillon prête à Nannetta sa voix fraîche et son souffle long, qui lui autorise des tenues de notes perlées. En Fenton, Kevin Amiel souffle le chaud et le froid, sa ligne vocale perdant parfois en stabilité, dès que le vibrato est moins maîtrisé. Il montre par ailleurs dans d’autres passages une voix solide et un aigu flamboyant.
En Mrs Quickly, Silvia Beltrami expose sa voix imposante et rutilante, au large vibrato. Julie Robard-Gendre incarne Meg Page avec enthousiasme, d’une voix puissante et rougeoyante.
Luca Lombardo est un Docteur Caïus puissant, qui soigne sa scansion et son timbre laiteux. Le duo Bardolfo et Pistola est irrésistible : Loïc Félix met à contribution son habituelle fibre comique, mais aussi sa voix franche et claire, précise et bien émise, tandis que Damien Pass, dans un registre bien différent de celui du Licht qu’il interprétait récemment, garde cette même voix noire, fine et projetée.
Le troisième acte se passe au bloc opératoire. Lorsque Falstaff compte, ce n’est pas pour vérifier qu’il est minuit mais pour répondre à la demande de l’anesthésiste qui le prépare pour une opération. La scène qui s’ensuit n’est donc qu’un rêve qui passe fugacement devant ses yeux, comme un résumé de sa vie. Falstaff quitte son enveloppe charnelle (sa prothèse) et observe, nu et asexué, d’un œil extérieur, sa dépouille se faire malmener. Un hôpital est un lieu où l’on vit, mais aussi un lieu où l’on meurt.
Le public applaudit vivement cette vision, certains spectateurs se levant même pour Elia Fabbian et Denis Podalydès dont la transposition, non seulement ne s’épuise pas, mais s’enrichit au fil de l’œuvre, sublimant la musique.