Le Chevalier à la Rose, le Strauss de Waltz à Genève
C’est bien lui : Christoph Waltz, acteur doublement oscarisé devenu une figure incontournable de nombre de blockbusters ces dix dernières années, d’Inglourious Basterds à Django Unchained en passant par James Bond. Une figure majeure du septième art dont le grand public sait moins qu’il est également épris de la chose scénique et lyrique, ce qui doit sans doute à l’héritage de parents costumiers et décorateurs de théâtre. Alors, l’artiste germano-autrichien s’est lancé dans l’aventure de la mise en scène voici dix ans tout pile, c’était pour Le Chevalier à la Rose à Anvers, et s’il s’est depuis aussi frotté à Falstaff (encore à Anvers) et Fidelio (à Vienne), c’est bien son Rosenkavalier qui revit dix ans plus tard sur les bords du Léman.
Une curiosité donc, et surtout l’occasion de (re)découvrir une production tout en sobriété et dénuée de toute extravagance, portée par le souci d’un esthétisme soigné et d’une parfaite épure, ce que traduisent d’abord les décors d’Annette Murschetz. Des grands pans de murs modulables pour délimiter tant la chambre de la Maréchale, la demeure de Faninal ou l’auberge de l’esclandre final, un lit à baldaquin, quelques fauteuils et tables nanties de chandeliers : les effets matériels, ici, vont à l’essentiel. Et qu’importe au fond qu’il s’agisse de dépeindre une Vienne d’époque Marie-Therèse ou François-Joseph (même si le mobilier de style Louis XV fait plutôt pencher pour la première option), l’œil retient avant tout un souci de parer chaque personnage des plus jolis atours, à commencer par une Maréchale à la robe d’un violet améthyste répondant parfaitement à la parure de bijoux ornant son cou.
Aux costumes de Carla Teti tout en raffinement et aux finitions d’orfèvre, répondent les lumières de Franck Evin donnant, elles, bien moins dans la profusion de tons. Blanches d’abord pour décrire un faux jour certes un peu blafard, celles-ci deviennent soudain jaunâtres dans cette auberge éclairée à la bougie où le scandale vient à éclater. Là, entouré de ces chandelles dont le feu vient à le consumer, le baron est pris en flagrant délit d’agressive tromperie, prêtant alors moins à rire qu’à heurter avec des manières de prédateur bien plus proches de l’ère du #MeToo, qui semble pour le coup être une référence temporelle clairement assumée (et alors vient à s’expliquer la présence, dans le programme de salle, de photographies de Dominique Strauss-Kahn ou Harvey Weinstein). Mais ici le baron s’en sort à honnête compte, dans un spectacle portant grande attention aux mouvements et aux interactions gestuelles des personnages : tous les pas et regards visent à faire sens bien plus qu’à se démultiplier inutilement. Ils évoquent fuite ou rapprochement, tendresse ou courroux. Habitué des superproductions à grands effets spéciaux, Christoph Waltz donne donc ici dans un tout autre registre : aucun effet matériel superflu, aucune profusion de mouvements infondés, aucune prise de risque en somme (mais ce n'est nullement condamnable), au point même de ne faire figurer ni arme ni sang lors du duel entre le baron et Octavian. Tout est fait en définitive pour pouvoir se concentrer sur l’essentiel : les voix.
Une Maréchale Impériale
Faisant ici figure de personnage central de l’intrigue, celui qui fait rire autant qu’il choque, le baron Ochs est campé par Matthew Rose dont le profond et ample instrument de basse, avec un medium solidement charpenté, pose un charisme vocal qui a pour pendant une indéniable présence scénique. D’abord balourd et finalement bien trop lourd, comique puis franchement embarrassant : au prix d’une prestation athlétique pour celui qui en porte les traits.
L’incarnation de la Maréchale est tout aussi probante, avec Maria Bengtsson comme habitée par son rôle, qu’il faille se montrer amoureuse, tendre ou mélancolique. La gestuelle joue certes d’économie, mais la voix sait se faire généreuse, tissée sur le fil d’une ligne pure et ondoyante en harmonie avec la noble stature du personnage.
Michèle Losier met sa voix à l’émission tout aussi soignée au service d’un Octavian fougueux et d’une soubrette faussement naïve, usant avec maîtrise, et sans chercher à en forcer les effets sonores, d’un mezzo chaud et globalement homogène sur l’étendue de la tessiture.
Les intérêts de Sophie jouissent de toute la fraîcheur vocale et de l’entrain dramatique de Mélissa Petit, très appliquée, qui compose une touche de douceur et de candeur dans ce monde de mélancolie et de sentiments épineux. Prenant longtemps les manières d’une poupée enfantine dont les bras épousent le corps, cette Sophie-là finit par ouvrir enfin ses ailes et par se faire plus lumineusement sonore, à l’heure de se réjouir enfin de pouvoir vivre pleinement son amour avec Octavian.
Le rôle de Faninal est confié à Bo Skovhus, fidèle à lui-même : traits fermés et visage crispé (ses élans de colère semblent à peine forcés), mais voix à la ligne robuste et à l’imposante projection. Le duo formé par le Valzacchi de Thomas Blondelle et l’Annina d’Ezgi Kutlu est fort complémentaire, tant dans ses manières d’observer en toute discrétion (ou presque) l’avancée des péripéties, que de faire valoir des voix assurées et vives de projection, avec un instrument de ténor au timbre fougueux pour le premier, et un mezzo au joli relief sonore pour la seconde. Dans des emplois plus furtifs, en fringant ténor italien et en commissaire de police faisant autorité avec sa puissante basse, Omar Mancini et Stanislav Vorobyov se distinguent particulièrement, Giulia Bolcato en Marianne Leitmetzerin laissant entrevoir un soprano clair de timbre quoique timidement vibré. Denzil Delaere, en aubergiste au timbre aussi vif que la gestuelle, sait occuper l’espace qui lui est furtivement accordé, au même titre que le notaire à la robuste voix de basse de William Meinert. En majordomes de la Maréchale et de Faninal, Louis Zaitoun et Marin Yonchev suivent eux discrètement les mouvements de leurs maîtres respectifs, sollicitant davantage leurs talents de comédiens que de chanteurs.
Conduit par Alan Woodbridge (pour sa dernière dans la maison genevoise), le Chœur du Grand Théâtre de Genève se met parfaitement au diapason de la densité sonore du plateau, l’Orchestre de la Suisse Romande conduit par Jonathan Nott gagnant lui en expressivité à mesure de l’avancée des événements. Certes irréprochable de musicalité dès l’ouverture, la phalange se fait ensuite toujours plus lyrique, avec des sauts de nuances bien creusés, des tutti de cordes enfiévrés venant accompagner les voix ou leur répondre, et des interventions de cuivres finalement extatiques. De quoi conférer à l’heure du dénouement toute sa poésie à un finale (dont le fameux trio) tout en délicatesse et émotion. Le temps aura passé vite, pour la Maréchale gagnée par la résignation autant que pour le public qui applaudit vivement cette première.