Fantasque, Fantasio ! jolie folie de Thomas Jolly à l’Opéra Comique
L’accueil des spectateurs donne déjà le la de la soirée : les fières statues hellénistes arborent les clochettes de chapeaux de bouffons bariolés, tout comme les ouvreurs, qui, un sourire aux lèvres, distribuent les programmes jaune citron d’un air malicieux.
Et quoi de plus pétillant, en effet, que les « scapineries » de Fantasio, ce bourgeois endetté et amoureux d’une Princesse promise à un autre, qui s’enrôle à la Cour comme bouffon ? Sans doute les propositions hautes-en-couleurs (sur fond noir) du metteur en scène, qui parvient à créer un tableau furieusement rococo, délicieusement anachronique !
La mise en scène repose sur des jeux de lumières et il en va de même pour les costumes de Sylvette Dequest (qui justement jouent sur ces effets d’absorption et de réflexion de la lumière : costumes noirs de Fantasio et de ses compères, robe d’Elsbeth sertie de sequins étincelants). Un maquillage blanc vient souligner ce gothique adamesque. Puis, le fluorescent, qui produit sa propre lumière, fait graduellement son entrée, dans l’accoutrement de bouffon revêtu par Fantasio, ou dans la doublure des costumes de ses amis bourgeois. Au final, le costume se fait décors, dans des dispositifs auxquels il fallait penser : ainsi, le voile d’Elsbeth, au début de l’Acte II, court-il le long de la scène, les suivantes tissant et tirant dessus pour faire apparaître la jeune femme.
Mais c’est surtout dans les dispositifs scénographiques que l’ingéniosité de Thomas Jolly, mais aussi de Thibaut Fack, en charge des décors et de Philippe Berthomé et Antoine Travert, en charge des lumières, transparait le plus. Au dispositif très cinématographique du fondu au noir elliptique, projeté sur une toile en fond de scène, s’ajoutent des jeux d’ombres chinoises et la multiplication des ampoules à la fois comme décors et comme accessoires : guirlandes de fête populaire, torche éclairant l’obscurité d’une cellule de prisonnier… Comme les sources de lumières, les références à la pop culture foisonnent : les perruques portées par les suivantes d’Elsbeth s'imposent comme une allusion à l’auto-anonymisation de la chanteuse Sia, tandis que le kitsch rose et argenté des décorations matrimoniales renvoie au faste cheap des années 2000. Cette multiplicité n’a d’égale que la façon dont les comédiens s’approprient la scène, c’est-à-dire, en long, en large et en hauteur. Tels des acrobates, les chanteurs déconcertent par leur capacité à exécuter quelques chorégraphies aériennes tout en donnant de la voix.
Laurent Campellone dirige l’Orchestre de chambre de Paris en alliant le lyrisme du livret romantique et la légèreté du registre de l’opéra-comique. La nuance est au cœur de cette démarche tandis que violons tragiques et cymbales taquines se répondent. À toute cette vie, s’ajoute celle des voix de l’Ensemble Aedes, toujours à un endroit inattendu. Ses membres se fondent dans la peau de manants enjoués, de brailleurs alcoolisés, de citoyens révoltés, tandis que de la multiplicité de leurs voix, naît l’unicité du peuple de Bavière.
Un peuple, qui se choisit un héros : Fantasio, rôle complexe de Cherubino bouffonnant. Gaëlle Arquez, habituée des Carmen ainsi que des rôles androgynes, brille dans cette composition gothique d’homme multiple. La mezzo-soprano n’a de cesse de provoquer les applaudissements d’un public qu’elle mène des rires aux larmes, tout en apportant un air de condescendance bien placée à l’étoffe de son personnage. Sur scène, Fantasio est partout : il grimpe aux arbres, se cache derrière des buissons métalliques, zig-zag autour des barreaux de sa prison. Et toujours une prestance, un souffle et des aigus parfaitement assurés. Son timbre chaud et sa ligne vocale permettent à la teinte dramatique de sa voix de ressortir également dans les moments les plus émotifs.
Le duo qu’elle forme Jodie Devos (Elsbeth), soprano passée par l’Académie de l’Opéra Comique, souligne l’équilibre impeccable trouvé par Thomas Jolly, entre le badinage absurde et le commentaire plus sérieux sur le sentiment amoureux et sur la folie. Jodie Devos expose toute sa palette de chant et de jeu, tantôt jeune femme mélancolique rêvant au clair de Lune, tantôt princesse obéissante, tantôt rebelle colérique. Les bravos fusent à raison après ses vocalises claires, incisives et puissantes au début de l’Acte II, soulignées par une présence scénique plus que maîtrisée, un lyrisme assumé, un souffle étiré, sur une articulation travaillée rendant hommage aux vers de Musset.
Un autre duo, d’hommes cette fois, marque cette représentation. Jean-Sébastien Bou (Prince de Mantoue, baryton) et François Rougier (Marinoni, ténor) forment un vieux couple comique, commentaire sur les relations sociales masculines d’hier et d’aujourd’hui. Pris dans un anti Jeu de l’amour et du hasard, les deux chanteurs mettent leurs voix au service du ridicule et ce, dans une très grande maîtrise technique. Leurs dialogues parlés et chantés sont fluides, sans accros. Dans le très difficile exercice technique du Quintette, ils ne font (presque) plus qu’un tant leur rythme et leur souffle sont en synchronicité.
Le timbre de Jean-Sébastien Bou est aiguisé, volontairement guindé, et il réussit la prouesse d’articuler ses paroles de manière intelligible, malgré l’entrelacement sa voix avec celle de François Rougier. Celui-ci adoucit leurs échanges de son timbre plus chaud, qui correspond aussi bien à son personnage, reposant plus sur une tessiture légère que sur le lyrisme de son compagnon. Il en ressort un Marinoni à la voix agile, allègre que le ténor incarne jusqu'au bout.
Face à eux, Thomas Dolié, incarnant Sparck, l’ami de Fantasio, s’efface sous les traits de cet Auguste révolutionnaire, acrobate, buveur et émeutier à ses heures perdues. Son coffre puissant sait soulever les foules de bout en bout. Sa grande maîtrise technique et son agilité vocale lui permettent de tordre son instrument jusqu’au bord de la folie. Frankenstein du XVIIIème siècle, ses variations sont électrisantes, tout comme ses convulsions burlesques.
Spécialiste de l’opéra-comique et de l’opéra-bouffe, le baryton Franck Leguérinel exulte dans son rôle de roi plus bouffon que son bouffon. Tout de blanc vêtu, il témoigne avec humour d’un faste poussiéreux, retrouvé dans les nuances agacées et presque colériques de ses dialogues parlés et de ses vers chantés. Sa voix légère et élastique se prête à l’exercice, de ce rôle de grand ahuri, dans une incarnation complète. Intentionnellement haché pour coller à son personnage, son souffle se fait l’écho du rythme de ses vers, qu’il récite impeccablement.
Le comédien Bruno Bayeux, habitué des mises en scène de Thomas Jolly, est au summum du grotesque en déclinant un panel de personnages tout en cris, en grimaces et en ronflements. Son talent comique n’a d’égale que la puissance d’une voix qui atteindrait presque un volume lyrique. Gémissante, elle aussi, Anna Reinhold interprète Flamel, suivante flamboyante d’Elsbeth. Son agilité vocale et la profondeur de sa voix de mezzo soulignent allègrement les solos de Jodie Devos, tout comme Matthieu Justine (Facio, ténor), Yoann Le Lan (Max, ténor) et Virgile Frannais (Hartmann, baryton), donne de l’épaisseur à ceux de Thomas Dolié.
Les trois chanteurs forment un ensemble vocal et rythmique accompli, culminant dans la Chanson des fous, qui, méta-théâtrale, fait aussi appel à leurs qualités indéniables de comédiens. Matthieu Justine présente un timbre large et une ligne vocale bien articulée, soutenue par une capacité à produire des phrases longues. Yoann Le Lan culmine par sa taille, ainsi que par la puissance de sa voix qui porte celles de ces collègues avec un lyrisme agile. Quant à Virgile Frannais, il sait travailler sur un souffle marqué et une musicalité en place rythmiquement pour transmettre une malice légère semblable à celle du Papageno qu’il a déjà interprété pour le Théâtre des Bouffes du Nord.
« Et tes amis avec Bonheur Vont célébrer en ton honneur Le triomphe de la folie », chante le chœur dans le dernier acte. Dans ce spectacle, Thomas Jolly revisite le thème d’un déséquilibre absurde entre masculin et féminin, entre tragique et comique, entre lumière et obscurité. Mais au fond, Thomas Jolly, c’est Fantasio, qui se moque de son public et de ses personnages avec l’audace d’un chaos harmonieux, provoquant les rires et les applaudissements furieux d’un public conquis.