Conte du Tsar Saltan, voix intérieure à La Monnaie
Cet opéra-trésor du patrimoine russe demeurant largement méconnu (hormis pour le célèbre "Vol du Bourdon") est une véritable invitation à voyager vers des contrées à la fois froides et empreintes de folklore slave. L’opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov engage ainsi le public à se tourner vers les souvenirs et vestiges d’enfance, a fortiori dans la mise en scène de Tcherniakov, à mi-chemin entre la fable familiale contemporaine et un effroyable conte de notre époque.
Pour saisir pleinement le sens, il est crucial de prendre en compte le sujet central de l’opus : le monde intérieur de l’enfant. Au cœur de l’intrigue, le jeune Gvidon, enfant ici atteint d'autisme, est abandonné par son père le Tsar suite à une machination fomentée par ses tantes. Éloigné de la réalité, l'enfant enrichit la substance du conte en y ajoutant une strate supplémentaire de fiction, fusionnant ainsi le monde réel et l’imaginaire. Choisissant d’intégrer la narration du conte au tragique de notre vie de tous les jours, cette mise en scène poursuit ainsi dans la modification : les parents semblent ici avoir divorcé, et le conte serait alors le fruit de l'imagination du fils et de sa mère afin de survivre à leurs propres démons. Retranchés dans leur aventure, tous les deux enlacés -littéralement et en illustrations- dans un tonneau voguant sur les flots, les remous de la réalité effleurent les deux personnages.
Cette mise en scène revisitée est ingénieusement artisanale et intemporelle : la scénographie mise sur une créativité aux codes universels où la maîtrise discrète de la technologie contribue à l'envoûtement du spectacle fait main. Tcherniakov, en revisitant le patrimoine souvent cruel du conte, vient à la rencontre de la tradition du folklore, au service d’une vision empreinte d’une clarté enfantine et candide. Mêlant l’univers du dessin d’enfant (matérialisé par de magnifiques animations projetées), du spectacle de marionnettes et d’un numéro de magie, chacun sait y trouver son compte. Dans un monde entre 2D et 3D, l’enfance intérieure et la cruauté extériorisée des adultes s’opposent. Si la production mise sur l’empathie et la part d’enfant résiduelle en chaque membre du public, la production réussit à réactiver les émois de l’enfance avec une puissance émotionnelle rare.
La musique allant à la rencontre de la richesse d’un enfant qui ne sait parler, les notes remplacent les mots, pansent les maux. C’est sous la baguette renouvelée du jeune chef Timur Zangiev (succédant pour cette production à Alain Altinoglu) que Le Tsar Saltan résonne à nouveau à Bruxelles. Le chef, qui a déjà dirigé de prestigieuses phalanges en Russie et fait ici ses débuts à La Monnaie, renforce l’identité slave de la partition par un chromatisme brillant.
Offrant un rendu de partition particulièrement versatile, Timur Zangiev renforce également la part tragique tout en cherchant à retrouver l’ingénieuse simplicité narrative de la musique de Nikolaï Rimski-Korsakov et des contes eux-mêmes : alliant leur facilité de compréhension et leur profondeur d’une concision incroyable. Lorsqu’il dirige cette musique, Timur Zangiev confie avoir la sensation « de faire entendre une partie de lui-même ». Cette générosité se fait ressentir durant tout l’opus, matérialisée par la générosité sonore de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie.
Ovationné également pour sa distribution en 2019, Le Conte du tsar Saltan revient ici avec un casting inchangé, preuve d’une confiance indéfectible en ses interprètes.
Si le jeune Tsar fait a priori figure de héros de l’opus, la mère s’impose comme cœur moteur de cette production. La Tsaritsa Militrisa retrouve en Svetlana Aksenova une interprétation d’une très grande profondeur, tant de voix que de jeu. Généreuse malgré une attitude scénique en retrait, la soprano russe appose une légère tache endolorie à sa ligne vocale lumineuse. Sombre dans les graves, patiente et modelée, elle brille d’aigus généreux et plus directs. Cette figure suscitant toute la compassion du public, en reçoit de chaleureux applaudissements.
Le ténor ukrainien Bogdan Volkov figure le trouble émotionnel d’un jeune autiste en Tsarévitch Gvidon, en opposant une qualité de chant très expressive à ce que le corps n’arrive pas à dire : la voix l’exprime avec puissance et autorité.
Ante Jerkunica figure un Tsar Saltan légèrement en retrait. Dépassé par les vices de la cour royale et des horribles tantes du jeune héritier, la solitude s’empare du monarque. Teintée, sombre, l’autorité vocale de la basse croate est parée d’austérité jusqu’à la chaleureuse scène finale de retrouvailles. Figurant une transformation d’attitude et de voix, le basculement vocal d’Ante Jerkunica lui confère une puissance impressionnante mais légèrement poussive par moment.
Stine Marie Fischer incarne une Tkatchikha des plus maléfiques. La voix déployée, vibrante et chaude de la mezzo-soprano marque une vélocité redoutable. Vile et manipulatrice, son jeu libéré rappelle les traditionnelles “pestes” de conte, que le public voit échouer, avec jubilation.
Bernarda Bobro s’impose par un jeu très libre en Povarikha d'une voix versatile et vive, à la prosodie précisément hachée. Rejoignant la perfidie de sa sœur Tkatchikha, toutes deux s’associent de voix pour piéger la mère et son fils.
Carole Wilson de son côté propose une incarnation décalée de Babarikha, marâtre sans foi ni loi. Son texte est appuyé par une voix de mezzo-soprano véloce, dans une interprétation généreuse et parfois volontairement acide.
Olga Kulchynska joue les doubles rôles de Tsarevna Cygne-oiseau et du personnage de Lyebyed. Sa vocalité extrêmement puissante, presqu’assourdissante se dévoue au service du rôle de jeune Cygne, attirant la fascination du public. Tenant les aigus avec un cristal et une solidité architecturale, les notes s’offrent brillantes et ruisselantes.
Plus discrets dans la distribution, Skomorokh est figuré par Alexander Vassiliev, toujours aussi redoutable avec son abyssale voix de basse. Le personnage du Messager est servi par Nicky Spence, très raffiné et précis de sa voix de ténor. Alexandre Kravets se met au service du rôle de vieil homme avec une prosodie très appuyée, presque caricaturale.
Les Chœurs de La Monnaie, souvent cachés en arrière-scène ou sur les côtés, rendent les effets de foules avec générosité. Aidés par un dispositif de ponts au-dessus la fosse d’orchestre, les solistes et chœurs viennent comme flotter en bordures de plateau, rendant la magie de l’opéra d’autant plus proche du public émerveillé par les costumes (d'Elena Zaytseva).
Ce public se laisse visiblement et pleinement emporter dans ce monde intérieur qui est aussi celui d’un éveil, dans son individualité qui est aussi celle d’une douce et complexe universalité, difficile à refuser.