La Esmeralda, cathédrale à reconstruire aux Bouffes du Nord
Les préjugés que l’on peut avoir sur une œuvre, composée en 1836 par une femme aujourd’hui inconnue de la plupart des mélomanes, Louise Bertin, et presque jamais jouée depuis, limitent forcément l’attente que peut générer une telle partition. D’aucun imaginera une œuvre sans grande ambition, « dans le style de ». La rumeur avait même couru à l’époque que Berlioz en aurait écrit certains passages, ce que lui-même réfuta, mais ce qui ne dit pas rien de sa qualité ni de son originalité. Car cette Esmeralda est un véritable chef-d’œuvre. La richesse de son orchestration est renforcée par la puissance de son propos, le livret ayant été écrit par Victor Hugo lui-même d’après Notre-Dame de Paris. Ses chœurs et ses ensembles sont admirables : magnifiques individuellement, et dans un renouvellement stylistique incessant au fil de l’œuvre, les mélodies restant aisément en tête.
Aussi, ayant cela en tête, est-il d’autant plus surprenant que le spectacle démarre par de longues minutes de musique électronique, déversée à pleines enceintes pendant que les interprètes de ce spectacle (cinq musiciens, quatre chanteurs, un comédien et deux techniciens) défilent sur un podium improvisé pour proposer au public leur plus belle grimace de gargouille, sur fond de danses et de jeux SM, dans une évocation moderne de la Fête des fous qui ouvre l’opéra. La mise en scène de Jeanne Desoubeaux vise en effet à faire dialoguer trois périodes, celle de l’intrigue, celle de la création de l’œuvre et la nôtre, afin de montrer que la problématique des violences faites aux femmes traverse le temps et reste, hélas, d’une grande modernité. Le décor de Cécile Trémolières figure un échafaudage (Notre-Dame en travaux étant un autre point commun entre ces trois périodes) en haut duquel sont installées les cloches de Quasimodo. La rosace de Notre-Dame visible en fond de scène permet seule d’identifier le lieu.
L’arrangement signé Benjamin d’Anfray est globalement bien réalisé : il parvient à montrer le caractère de la partition, même si -c’est le jeu- cela gomme les qualités d’orchestration de la compositrice. L’absence de tout chœur est bien plus problématique car ces pages fantastiques sont du coup coupées ou bien interprétées par le comédien Arthur Daniel qui prend aussi en charge les rôles de Clopin et du narrateur. L’interprète dégage de la prestance et est juste dans son jeu. Mais bien qu’il chante juste y compris dans des contrechants complexes, il ne dispose d’aucune technique de chant, les chœurs non-coupés ne pouvant dès lors pas être valorisés à leur juste mesure. Finalement, seul le chœur de la taverne, chanté avec des voix de soulards au milieu de rires forts à propos (qui se transmettent par contagion au public) par l'ensemble des interprètes, laisse entrevoir la qualité de la composition.
Jeanne Mendoche tire le meilleur de ce rôle-titre, par sa voix bien émise, son timbre bruni mais lumineux dans l’aigu et son vibrato rond et vif. Elle en offre également une interprétation scénique touchante.
Renaud Delaigue compose un Frollo inquiétant d’une voix large et noble aux graves résonants, très riches en harmoniques, mais qui se déstabilise dès le médium, les aigus peinant à être atteint, ce qui provoque des écarts de justesse.
Martial Pauliat donne de sa personne en Phoebus, que ce soit en mimant un chien en slip dans une scène SM de l’introduction, en montrant ses fesses dans la scène de la taverne ou en jouant un viol durant le (magnifique au demeurant) trio final de l’acte III. Il doit aussi assumer une scène quasiment a cappella puis chanter en cochon-pendu : lui non plus ne devait pas s’attendre à cela ! Ses aigus sont atteints en douceur, d’un timbre suave. Sa ligne vocale, travaillée avec musicalité, manque cependant parfois de précision.
Christophe Crapez reste seulement quasi-juste en Quasimodo du fait d’un manque d’assise. Ses aigus sont toutefois bien émis en voix mixte et il donne par sa musicalité une certaine élégance à son personnage.
Benjamin d’Anfray conclut sa note d’intention musicale ainsi : « Il faut que La Esmeralda, œuvre de théâtre musical, retrouve la scène ». Après une version de concert à Montpellier en 2008 et cette version scénique mais réduite et, en effet, dans un style de théâtre musical, il serait temps que cette Esmeralda, œuvre opératique, retrouve la scène.