Le Trouvère de Verdi en clair-obscur à Saint-Étienne
Avec ce Trouvère, après Lancelot, Andromaque, Hamlet, et avant Les Pêcheurs de Perles, l’Opéra de Saint-Étienne poursuit encore et toujours sa programmation alliant raretés et classiques (et parfois les deux).
De ce Trouvère qui est une authentique machine à tubes (ce qui n’est pas pour rien aussi dans son intrigue alambiquée quoique Verdi sache ailleurs allier merveilles et clarté), Louis Désiré livre ici une mise une scène donnant dans une sobriété matérielle de bon ton, et dans un nuancier de couleurs permettant de larges jeux de contrastes et d’ombres. Plusieurs panneaux d’un gris austère dessinent sobrement les contours de la scène, quand d’autres, en forme de voiles géants, sont à l’occasion déployés en cœur de scène permettant de figurer successivement, et avec des géométries variables, les jardins du Palais, le camp de bohémiens, ou encore la forteresse de Castellor. Un décor unique pour des lieux multiples, et surtout une teinte clairement dominante, le sombre, qui ne laisse place à aucune ambiguïté (ce qui explique peut-être l’absence de note d’intention dans le programme de salle) : l’idée est assurément de figurer l’inexorable destin qui, en ce monde d’errance et de ténèbres, attend chacun des protagonistes. Une noirceur de rigueur qui rend d’autant plus visible l’émergence de quelques teintes bien plus vives, à la manière d’un clair-obscur à la Georges de la Tour : ici le blanc éclatant des tuniques dont se parent les soldats de la garde de Luna, là le rouge écarlate de ce voile dont Azucena ne se sépare jamais, et puis cet orange de feu qui soudain gagne une végétation figurée en fond de scène, symbole d’un bûcher où se consument tant de douloureux tourments.
Des contrastes marqués, et renforcés par les lumières toujours finement travaillées de Patrick Méeüs, qui s’apprécient autant que ces quelques ficelles mécaniques tirées ici et là, comme l’apparition d’un miroir sur scène, venant renvoyer les personnages à leurs propres douleurs, tout en formant par d’habiles jeux d’ombres une croix n’annonçant que des morts prochaines. Une religiosité qui renvoie aussi aux costumes cousus au fil d’or par Diego Méndez Casariego (et réalisés comme les décors par les ateliers de l’Opéra local). Il y a là des capes, tuniques et robes dominées par le noir, sous lequel se devinent malgré tout chez Leonora et Azucena des robes d’un bleu et d’un vert n’en étant pas moins glacés (ce vert qui, surtout lorsqu’il tourne vers... le bleu, symbolise l’engloutissement).
Lumières vocales dans la noirceur scénique
Et si la scène est donc marquée par la noirceur, le plateau vocal est lui haut en couleurs. À commencer par la Leonora d’Angélique Boudeville, habitée par son rôle de femme séduite par le chant de son Trouvère mais bientôt brûlée par le feu de cet amour impossible. Amplitude de la tessiture, timbre d’une fine pureté, brillance et aisance de l’aigu : tout concourt à son incarnation qui culmine dans les sommets des arias.
En Luna, le Letton Valdis Jansons (récent Macbeth in loco) se fait aussi juste dans ses manières de poser un personnage froid et impitoyable que de chanter avec le feu dévorant de la jalousie, d’une voix de baryton chaude et ronde de projection. La ligne se fait tout aussi soignée, avec des ondulations de nuances du plus grand effet.
Le Manrico d’Antonio Corianò est porté par une fougue de tous les instants, avec ces manières enflammées de restituer dans le geste et dans le regard (aussi perçant qu’attendri) le double amour pour une femme et une mère. Des passions portées par une voix sonore à la vaillante émission, au medium charnu mais à l’aigu parfois plus incertain, moins en terme de puissance sonore que de justesse. Le total engagement dramatique du ténor italien parvient malgré tout à emporter l’adhésion, ce qui vaut aussi, et sans doute à un degré supérieur, pour l’Azucena incandescente portée par la bulgare Kamelia Kader, dont le mezzo vibrant et richement timbré, et la voix certes puissante mais à l’émission toujours contrôlée, servent les intérêts du rôle avec toute l’affliction requise jusqu’à l’ultime et vengeresse exclamation.
En Inès loin d’être réduite au statut de comprimario, Amandine Ammirati donne à entendre une voix sonore et de belle largeur de tessiture, en plus de se faire pleinement convaincue dans ses manières d’imploration et d’amour presque filial envers Leonora. Dès le prologue, Patrick Bolleire prête à Ferrando sa voix de basse solidement charpentée et saisissante de sonorité, quand le Ruiz de Marc Larcher, bien plus furtivement, met en lumière une voix de ténor fringante à la saillante projection. Jumpei Doi est enfin un Messager porté tant par une ardeur vocale que gestuelle.
Ce spectacle à l’intensité permanente doit aussi beaucoup à l’application et au sens du mouvement sobre mais toujours expressif des huit comédiens jouant la garde rapprochée du Comte, ainsi qu'au Chœur de l’Opéra de Saint-Étienne qui exécute avec maîtrise et entrain les deux grands airs qui lui sont ici confiés. Un chœur ne manquant assurément pas de souffle (ce qui s’avère d’autant plus pratique lorsqu’il s’agit pour l’un des choristes d’éteindre une allumette capricieuse, au début du spectacle). Quant à Giuseppe Grazioli, il conduit avec son énergie coutumière, et avec toute sa science de la baguette à l’heure de colmater les (rares) décalages entre la fosse et le plateau, un orchestre dont se distinguent des cordes enflammées et des cuivres pleinement lyriques (notamment les trompettes) jusqu'à l'ultime duo de Leonora et Luna annonçant bientôt le funeste dénouement.
Aux saluts, le public est à son tour gagné par le rouge, non celui du bûcher, mais d’un plaisir non feint à l’heure d’ovationner une production résolument aboutie.