Le rêve évanoui de Madame Butterfly au Teatro Colón
Malgré les contraintes budgétaires de la célèbre maison lyrique sud-américaine (le tout dans un contexte électoral explosif et une crise économique avec une inflation annuelle à trois chiffres en Argentine), le dernier titre de répertoire de la saison lyrique 2023 du Teatro Colón, Madame Butterfly propose pas moins de trois distributions en scène et alternativement deux chefs d’orchestre en fosse, témoignage d’un important déploiement de moyens humains et artistiques (engagés plusieurs années à l’avance mais néanmoins assumés et permettant de proposer ainsi neuf représentations en onze jours).
La poésie visuelle de l’effet papillon
La production de cette Madame Butterfly respecte la temporalité du livret, avec des costumes d’époque (Sofía di Nunzio) et des tenues traditionnelles japonaises sobres et crédibles. La somptueuse scénographie, sur les dessins de Nicolás Boni d’une palette chromatique sombre, entre nuances de gris et de marron, représente une minka, maison traditionnelle japonaise, qui subit, entre le 1er et le 2ème acte, la cruauté d’une nature vengeresse venue dévaster la toiture de la bâtisse, catastrophe symbolique annonciatrice du destin funeste de Cio-Cio-San. La metteuse en scène brésilienne Livia Sabag joue sur des effets visuels de cette tragédie en marche : des vidéos (Matías Otálora) représentant des scènes d’éboulement, de coulée de boue, ainsi que des extraits de films de Kurosawa projetés en filigrane du quatrième mur, viennent corroborer cette vision apocalyptique. Le rêve de Cio-Cio-San de ses heureuses retrouvailles avec Pinkerton et d’une famille enfin réunie autour de leur fils, est mimé lors de l’ouverture du 3ème acte (c’est l’une des originalités de cette proposition scénique), même s’il est regrettable que la nuit fermant l’acte II et précédant cette séquence onirique soit tombée aussi brutalement (lumières de José Luis Fiorruccio). Ce rêve s’évanouit littéralement pour mener au suicide de Butterfly. Toucher aux espoirs de Cio-Cio-San (« Madame Papillon » en japonais), c’est lui arracher les ailes, autant dire la promesse de conséquences dramatiques et d’un chaos annoncé par le fameux effet papillon, selon lequel un battement d’aile de ce fragile insecte serait susceptible de changer la face du monde.
Le protagonisme de l’orchestre et de son chef
Jan Latham-Koenig, Directeur musical du Colón, est en fosse face à l’orchestre maison. Les éléments exotiques de la partition, mis en valeur avec tact, participent de l’émerveillement musical. Le dramatisme de la fable est palpable musicalement par les effets qu’imprime ce chef à ces musiciens mais ces reliefs ne sont pas sans conséquence : le volume est parfois tel qu’il couvre à de nombreuses reprises les chanteurs, à commencer par l’interprète du rôle-titre. L’intention va dans le sens de la mise en scène mais, par manque de mesure, empêche d’apprécier pleinement les qualités vocales d’une distribution pourtant pleine de promesses sur le papier.
Une distribution internationale
La soprano coréenne Anna Sohn prête corps et voix à Cio-Cio-San. Le corps est agile et les gestes précis, les mimiques expressives : son investissement théâtral, à la fois juste et sobre, suscite de l’émotion dans le public. La voix, claire, d’un timbre lumineux et luisant, développe des projections serrées, et parfois tendues qui, si elles portent la souffrance d’une jeune femme humiliée et déshonorée, souffrent aussi d’une rivalité avec l’orchestre qui porte préjudice à la chanteuse, notamment à l’occasion d’émissions situées dans les graves et les médiums manquant de profondeur.
Riccardo Massi, ténor italien, est un Pinkerton d’une belle rondeur acoustique de couleur cuivrée, homogène, mais parfois trop faible en volume pour convaincre pleinement l’auditoire.
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Riccardo Massi & Anna Sohn - Madame Butterfly par Livia Sabag | © Prensa Teatro Colón / Arnaldo Colombaroli |
La mezzo japonaise Nozomi Kato se moule dans le personnage de Suzuki avec délicatesse vocale et audace théâtrale. Les projections sont saines et assurées par un timbre brillant, mâtiné de reflets colorés.
L’Uruguayen Alfonso Mujica habille le consul Sharpless de son chaleureux baryton, le timbre, servi par une prononciation ouverte, est haut et clair, habile dans les aigus.
Le ténor argentin Sergio Spina ouvre le bal des ressources vocales locales. Il donne à Goro une épaisseur théâtrale très travaillée, avec une démarche et des gestes adéquats à la psychologie de son personnage. Si la voix est agile, les projections sont en revanche parfois insuffisantes en volume.

Sebastián Sorarrain est un Prince Yamadori autoritaire et charismatique, ses inflexions vocales barytonnantes sont fermes mais trop intériorisées.
Les quatre basses (Christian Peregrino étant le Bonze, Sergio Wamba le Commissaire impérial, Augusto Nureña l’Officier d’état-civil et Carlos Esquivel Yakusidé) possèdent des voix chaleureuses mais usent insuffisamment de la profondeur de leur instrument pour assoir leurs personnages.
Chez les quatre autres sopranos, Mariana Carnovali incarne Kate Pinkerton, seconde épouse, avec assurance et une assise vocale charpentée qui lui permet de se faire entendre depuis le fond de la scène. Carmen Nieddu (la Cousine), Marta Del Giorgio (la Mère) et Carina Höxter (la Tante) assument l’environnement familial et féminin de Cio-Cio-San avec un certain investissement théâtral et l’aide d’accents vocaux stylés.
Le Chœur permanent du Théâtre Colón enfin, sous la direction de Miguel Martínez, participe activement de l’élan général, même si ses interventions depuis la coulisse auraient mérité d’être plus sonores et convaincantes.
Si le rêve de Madame Butterfly ne s’est pas réalisé, comme le veut la fable de l’œuvre, il s’est en revanche concrétisé pour des spectateurs qui se sont laissés prendre au jeu de l’illusion théâtrale. La production est chaleureusement accueillie, Anna Sohn gagnant à l’applaudimètre la sympathie d’un public bienveillant à l’égard des chanteurs en scène, des musiciens en fosse et de leur chef, de l’équipe artistique et technique enfin.
