Les harmonies enchantées de Bruno De Sá au Teatro Colón
Phénomène de l’actualité lyrique, Bruno De Sá est l’un des très rares sopranistes du moment. Sa voix d’homme naturellement aiguë lui permet en effet de chanter dans une tessiture proche de celle de la soprano.
Personnages et personnalité
Vivaldi, Corelli, Scarlatti, Arena, Porpora, Cocchi, Hasse, Latilla, Broschi, Piccinni : par l’entremise de leurs compositeurs respectifs (et certains peu connus du grand public), les personnages brossés vocalement par Bruno De Sá (dans ce programme émanant du récent enregistrement du sopraniste intitulé Roma Travestita) semblent les différents invités d’une fête dédiée au baroque, mais partageant la langue italienne, la période chronologique et esthétique, et surtout l'héritage des castrats.
Les sopranistes, en s’inscrivant vocalement dans l’héritage musical des castrats, fascinent par leur ambivalence entre ce qu’ils donnent à voir et à entendre. La personnalité de Bruno De Sá s’inscrit pleinement dans cette continuité. L’artiste, qui apprécie le contact avec les spectateurs, use ainsi sur scène de tenues faisant rimer exubérance et élégance et joue d’une gestuelle théâtralisée qui laisse aussi place à l’auto-dérision du divo, en toute complicité souriante avec un public ravi face à tant d’originalité (la désinvolture comique est ainsi par exemple présente à l’occasion d’un bis dédié à « Siam navi all'onde algenti » de Vivaldi). Le sopraniste n’hésite pas à quitter son pupitre, se déplace, trouve dans l’espace de la scène les ressources pour donner corps et vie à ses personnages, dont le sien. La charpente corporelle du chanteur, ondulante, fluide et chaloupée, participe en effet d’une émission vocale aérienne et volatile qui fascine et impose une qualité d’écoute remarquable.
Les voix des anges
La Orquesta Barroca menée par Alessandro De Marchi se révèle en pleine symbiose avec la voix du soliste. L’harmonie des formes et des couleurs est constante, avec une attention portée aux enchevêtrements entre familles d’instruments et avec les interventions chantées par Bruno De Sá. Une forme étonnante de mimétisme des cordes laisse même percevoir sur la Symphonie extraite de Bajazet de Vivaldi un « chœur » s’échappant des violons, comme si ceux-ci imitaient des voix humaines célestes. La direction d’Alessandro De Marchi, qui marque les tempi de la main droite et joue au clavecin de la main gauche, est ferme, souple et précise. Lorsqu’elles sont libérées du clavier, les mains du chef sont tantôt minimalistes dans leurs intentions, parfois papillonnantes et cherchent cette légèreté dans les rangs des musiciens pour être à l’unisson des volutes vocales dessinées par Bruno De Sá.
Le sopraniste impressionne : les projections sont puissantes et flûtées, nourries par l’élégance du vibrato, parfois discret mais toujours très varié dans ses modulations. La souplesse des lignes vocales rend plus limpides des suraigus développés dans une justesse millimétrée. L’homogénéité du timbre sur l’ensemble de l’ambitus, qui est très large, reste constamment frappante. La virtuosité articulatoire est manifeste sur une pièce comme « Vorresti a me sul ciglio », air extrait de Carlo il Calvo de Nicola Porpora. Si la puissance des projections ne manque jamais à l’appel, la fluidité vocale sur un extrait d’Adélaïde de Cocchi tisse une dentelle harmonique, avec des fioritures soyeuses qui font écho à la précision orchestrale qui les soutient. Un extrait de Romolo de Gaetano Latilla est prétexte à une délicatesse vocale qui se fait poésie. Sur « Non mi chiamar crudele » de Hasse, les attaques vocales sont incisives dans le phrasé, la dextérité mélodique déconcertante.
Si l’orchestre n’est pas à l’abri - très ponctuellement - de flottement dans la justesse des cordes du fait de la chaleur des projecteurs et si la note finale un peu contrainte et forcée de la dernière pièce du programme laisse percevoir une certaine fatigue dans la voix du soliste, l'auditoire ne saurait leur en tenir rigueur tant la performance vocale mêlée à la brillance de l’orchestre motivent l’ample ovation reçue par les protagonistes de la soirée.