Rusalka à Bordeaux : rencontre avec une nymphe moderne
Dans la mise en scène de Rusalka signée Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, le lac mythique où habitent les esprits des eaux et les ondines prend l’apparence d'une piscine grandeur nature. Ce décor original devient celui d’une nageuse impertinente, qui refuse de rentrer dans le rang de ses camarades du club de natation synchronisée, elle dont le rêve est de devenir une “vraie” femme... Une transposition en forme de plongée dans le parcours initiatique d’une adolescente, en quête d’identité et d’amour.
“Sois belle et tais-toi”
Mais puisqu'il ne suffit que d’être belle, Rusalka sacrifie son plus bel atout : sa voix. En échange, elle devient une “vraie” femme, capable de séduire celui qui fait chavirer son cœur.
C’est à travers le miroir des vestiaires, matérialisé par une vitre transparente, que la nymphe, face au public, enfile des escarpins pailletés et enduit ses lèvres d’un rouge éclatant. Un geste initiatique qui plonge la jeune fille dans le monde impitoyable des hommes. Elle quitte son bassin réconfortant, et donc le décor de la piscine, pour mettre les pieds sur le monde du dessus. Ici, elle ne se métamorphose pas en humaine, mais bien en la femme qu’elle rêvait de devenir. Les installations vidéo, propres à la mise en scène de Clarac et de Deloeuil, sont le reflet de cette transformation et de l’intériorité de Rusalka. Les projections du stade nautique laissent place aux eaux verdâtres d’un étang reculé. Tandis, que les visions d’un prince élégant et courtois s’effacent, dévoilant une présence scénique moins idyllique. Impuissante devant la réalité d’un fantasme qui n’a jamais été autre, la jeune ondine s’engouffre dans un désespoir sans fond…
Sortir la tête de l'eau
Plus féministe-contemporaine que chez Andersen et plus complexe que chez Disney, cette relecture du conte jette un regard touchant et intime sur une jeune fille qui explore sa féminité, la natation étant le lieu où se cristallisent ces injonctions. Cette nymphe des temps modernes veut définitivement quitter son petit bassin, devenu trop étroit. Au risque de nager dans les eaux troubles…
Elle est également guidée par la tourbillonnante direction de Domingo Hindoyan, à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. L’élégant mélange de sonorités savantes et populaires est mis en exergue par la puissance de l’ensemble orchestral.
Dans le rôle-titre, et de son soprano, Ani Yorentz dessine le caractère à la fois indocile et candide de cette créature des ondes. Son timbre chaleureux et ses aigus brûlants servent la dramaturgie du personnage. La ligne reste dense mais agile, associée à des sons filés sur une ligne vocale claire, alliant l’émotion aux tempéraments, en alliant la maîtrise vocale et rythmique avec son jeu habile et délicat.
Quoiqu’à l’allure de Philippe Lucas, son père le maître nageur se fait papa-poule (et pool) par l’ample voix de basse de Wojtek Smilek. La profondeur de son timbre, ajoutée à la sensibilité de son jeu, donne un caractère rassurant composant un touchant duo père-fille.
Rusalka tombe amoureuse d'un prince (pas du tout) charmant, incarné par Tomislav Muzek. Le ténor déploie ainsi une incarnation oxymore, entre la luminosité de son timbre et l’obscurité de son caractère. Le velouté et l’agilité appréciable de sa ligne vocale lui confèrent un charme évident et, dans ce mélange ingénieux, la clarté de son chant vient comme se heurter à la majesté froide de son personnage : un choix pertinent, pour un prince victime mais d'être bourreau.
Parmi ses rangs, le garde forestier (Fabrice Alibert) au timbre suave et un garçon de cuisine (Clémence Poussin) à la tessiture légère apportent une touche de gaieté bien méritée.
Tomislav Mužek - Rusalka par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil > le Lab (© Eric Bouloumié)
Pour séduire le bellâtre, Rusalka doit quitter le monde féerique de l'enfance. Elle le fait en prenant conseil auprès d'une femme de ménage cynique et endurcie (représentant ici la sorcière Ježibaba). Cornelia Oncioiu explore toutes les dimensions de sa tessiture de mezzo-soprano, lyrique essentiellement, dramatique à d’autres moments, en déployant un timbre large et modulé.
Au côté de la naïade, campe une cascade de personnages féminins complexes. La princesse étrangère devient une femme fatale, jalousée par l’héroïne. Incarnée par Irina Stopina au timbre chatoyant et d’une puissance lyrique éclatante, son jeu déterminé et sensuel, en fait un archétype féminin de tous les désirs.
Les trois coéquipières de nage s'expriment d'une voix espiègle et sororale. Mathilde Lemaire par de jolis aigus denses et élancés, Julie Goussot offre une prestance vocale et scénique remarquée avec une musicalité entêtante, tandis que Valentine Lemercier complète le trio avec un mezzo précis qui structure l’ensemble. Enfin, le Chœur de Bordeaux, dirigé par Salvatore Caputo, s'entend, la plupart du temps depuis les coulisses, comme un écho ondulant et surnaturel.
L’équipe de Rusalka reçoit un accueil chaleureux de la part du public bordelais, qui salue visiblement, unanimement, la prestation vocale et scénique d’Ani Yorentz. Sans queue de sirène, ni trident, la magie n’a pas disparu pour autant, offrant une plongée au cœur d’un mythe qui a traversé les siècles, mais qui demeure toujours aussi actuel.