Jakub Jozef Orlinski, Au-delà du concert
Attachante, populaire, brillante, iconoclaste et pourtant largement consensuelle : tels sont les échos visiblement unanimes saluant cette personnalité artistique qui vient “redessiner” l’icône lyrique, après le temps des divas, à l’ère de l’image toute-puissante et des réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux de l’artiste permettent justement de se rendre compte de combien le contre-ténor polonais joue davantage que de sa voix au service du répertoire : il est hissé en symbole d’une génération d’artistes décidés à vivre dans leur temps. Rien d’étonnant donc à ce que cet étonnant récital et son programme actuellement en tournée européenne redessinent les contours du genre, entre exigence de qualité et dépassements.
Université Frédéric Chopin de Varsovie, Juilliard School de New York, Carnegie Hall alors qu'il n'est âgé que d'un quart de siècle : Jakub Józef Orliński coche toutes les cases de l’interprète sérieux. Et l’équipe qui l’entoure (pour cette tournée et cet album), l’Ensemble Il Pomo d'Oro rassemble des musiciens habitués à accompagner Michael Spyres, Franco Fagioli ou Joyce DiDonato.
Derrière son nom certes sibyllin, ce programme “Beyond” (Au-delà) est un condensé d’un âge d’or de l’Opéra italien, et des décennies qui suivirent, dans son Histoire, le bouleversement de l’écriture musicale mené par Monteverdi. Porte d’entrée du programme, deux airs de son Couronnement de Poppée permettent de se mettre dans le bain de ce style où l’oreille sent poindre le désir d’une ornementation riche, mais où la fidélité au répertoire impose une certaine retenue dans l’engagement vocal. En cela, Jakub Józef Orliński fait preuve de délicatesse, et d’une réelle science esthétique, les trilles étant à chaque fois appuyés avec ce qu’il faut d’emphase, mais sans excès.
Néanmoins, la question du choix de l'œuvre d’ouverture questionne. Dans ces premières minutes d’une musique qui tourne autour du médium, la voix du contre-ténor apparaît en retrait, faisant craindre au public que la salle ne soit trop grande, et que le plaisir de l’écoute n’en souffre. L’orchestre couvre un timbre toujours agréable, mais qui semble un peu fatigué après un tel enchaînement de dates (deux fois en Pologne, deux fois en Espagne, Bruxelles, Toulouse, Montpellier, sans oublier la Philharmonie de Paris : doublement couvert sur nos pages). À de rares moments de la soirée, des attaques de son légèrement éraillées se font entendre, signes de quelques maladresses dans la gestion du souffle (un défaut inhabituel chez cet artiste dont la condition physique est un des atouts majeurs).
Il faut dire que Jakub Józef Orliński ne se facilite pas la tâche avec ce spectacle. Son titre, Au-delà, peut être pris comme une évocation poétique du dépassement de la peine amoureuse, mais trouve dans la forme même de la performance une acception plus littérale. Soucieux de raconter une histoire, et d’emmener le public dans leur univers, soliste et musiciens proposent des interactions entre eux, élaborent un jeu scénique, portent des costumes cousus d’un fil d’or qui les relie. Autant d’éléments scénographiques qui renforcent la dramaturgie du concert et amènent la forme du récital au-delà de ses bornes attendues.
Break-dancer confirmé, Jakub Józef Orliński profite des Canzone et autres Sinfonie orchestrales pour accompagner la musique d’une chorégraphie, à mi-chemin entre cet art de la rue et la danse contemporaine. Intelligent, il calme le mouvement quelques mesures avant la fin de ces passages instrumentaux pour reprendre son souffle, ré-aligner son corps désarticulé et pouvoir chanter l’air qui suit, sans souffrir (ou presque) de cette débauche d’énergie, enrichissante pour le spectateur. Le regard le surprend à parcourir la salle, et même à chanter depuis un parapet au-dessus de la travée du parterre. Décidément, la performance est bien au-delà du récital de promotion autour de la sortie d’un disque.
Le public, absolument conquis par cette heure et demie de spectacle voit son enthousiasme récompensé par non pas un, ni deux, mais six rappels ! En tout, ce sont donc près de deux heures que Jakub Józef Orliński et les musiciens d’Il Pomo d'Oro auront proposé ce soir-là. Rien d’étonnant, à la sortie de l'Auditorium, à voir une queue exceptionnelle devant le stand de dédicaces, où se vendent les disques du chanteur, mais aussi des sacs en toile et des t-shirts à son effigie ! Autographes et selfies sont distribués généreusement par un des phénomènes du monde lyrique. Jakub Józef Orliński n’est pas qu’un chanteur accompli, interprète sérieux du répertoire baroque. Il est bien Au-delà.