Heureux qui comme Ulysse a fait escale à Nantes
Comme à son habitude, Emiliano Gonzalez Toro utilise des procédés entraînant l’adhésion du public : une mise en espace minimaliste mais efficace, une troupe de chanteurs talentueux, un orchestre foisonnant de couleurs et d’expressivité, une connaissance approfondie du style monteverdien, un rapport original entre chanteurs et instrumentistes ne nécessitant pas de direction à proprement parler.
La mise en espace de Mathilde Étienne est compréhensible avec une économie de moyens permettant cependant d’installer un espace théâtral contrasté où s’opposent les situations et où se joue un condensé des passions humaines. Pas de décor, juste quelques accessoires et costumes, des attitudes, des jeux de déplacements appropriés, pour mettre en avant l’essentiel : bâton et cape pour cacher Ulysse sous les oripeaux d’un mendiant, l’indispensable arc pour la joute entre les prétendants, l’emploi de la trompette marine pour l’arrivée de Neptune. Pénélope, souvent assise, reste de marbre et observe l’agitation autour d’elle jusqu’à faire enfin paraître sa joie lors de la scène finale des retrouvailles. Dans un esprit baroque, le spectacle alterne différents registres avec des incursions aussi bien dans l’univers des codes de la comédie antique que dans le monde de la commedia dell’arte (l’opéra fut créé à Venise), notamment via le personnage d’Iros, faisant songer à un Polichinelle. Les trois prétendants semblent tout droit sortis d’un film humoristique américain des années 1930, à la 3 Stooges ou Marx Brothers.
Chantant leurs rôles par cœur, les 15 solistes sont tous investis sur le plan scénique et forment une distribution vocale à la fois homogène et complémentaire, avec la part belle donnée aux ténors.
Dans le rôle titre, Ulysse est interprété par Emiliano Gonzalez Toro : sa voix de ténor assurée, puissante et nuancée affirme les sentiments du héros qui, à peine rentré à Ithaque doit (encore) se confronter à la haine de Neptune puis reconquérir son royaume. Pour cela, il prend l’apparence d’un mendiant, la voix devient alors plus feutrée, presque murmurée, légèrement essoufflée pour plus de crédibilité. Monteverdiste dans l’âme, le chanteur modèle une déclamation libre, fluide pour mieux sculpter des intentions affirmées (colère, bravoure, ruse, douceur).
À Fleur Barron revient le rôle de Pénélope. Elle incarne la souveraine grecque avec une voix de mezzo intense à la limite du contralto, emploie une variété de couleurs et de figuralismes pour exprimer aussi bien l’accablement dans son lamento du 1er acte (sons graves timbrés), la langueur (sons tenus), la moquerie envers les mœurs guerrières (sons ouverts) ou envers ses soupirants (rires). Elle s’illumine lorsqu’enfin elle reconnaît Ulysse, sa voix s’ornant joliment.
Leur fils Télémaque est interprété par le ténor Zachary Wilder. Sa voix lumineuse est d’une grande fluidité avec des aigus émis pianissimo en voix de tête parfaitement maîtrisée pour des moments d’une grande force émotionnelle.
Le bienveillant berger Eumée devenu bondissant messager pour essayer de réunir Ulysse, Télémaque et Pénélope est assuré par le ténor Nicholas Scott. Sa voix claire, légèrement vibrée, s’épanouit aussi dans les duos.
La voix de soprano claire, limpide, à l’articulation précise, et même le jeu un peu excessif de Mathilde Étienne convient bien à la soubrette Mélantho qui n’a qu’une idée en tête, faire oublier Ulysse à Pénélope et lui faire accepter les avances de l’un de ses soupirants. Eurymaque, son amoureux plutôt discret est interprété par le ténor Álvaro Zambrano de sa voix sonore et nuancée.
« Se taire ou parler », tel est le dilemme d’Euryclée, la nourrice d’Ulysse, lorsqu’elle reconnaît sa cicatrice. Elle est interprétée par Alix Le Saux de sa voix de mezzo chaleureuse et nuancée à la tessiture large.
Du côté des personnages dits « bouffes », Fulvio Bettini campe Iros, le serviteur des prétendants. Personnage truculent, parasite glouton, il utilise une grande variété de sons pour rendre l’aspect comique, comme avec ces bêlements lorsqu’il se moque du berger Eumée ou l’utilisation de la voix de tête pour exprimer le rire. Sa voix est toujours maîtrisée et bien projetée.
Le haute-contre Anders Dahlin (Pisandre), la basse Nicolas Brooymans (Antinoos) et le ténor Juan Sancho (Anphinome) forment un trio de prétendants convaincants face à une Pénélope qui « ne veut pas aimer », notamment au niveau de leur complicité scénique déclenchant les rires du public lors de la scène du tir à l’arc ainsi que dans leur complémentarité vocale.
Nicolas Brooymans est aussi l’allégorie du Temps dans le prologue. Sa voix de basse sonore, la variété de couleurs allant des graves profonds à des aigus plus incisifs lui permettent d’assurer ses deux rôles avec assurance.
Juan Sancho se voit confier également le rôle de Jupiter où il déploie sa voix claire et affirmée avec des aigus plus lumineux pour différencier les deux rôles.
Dans un grand contraste, Christian Immler déploie une voix timbrée avec des notes graves caverneuses pour ciseler le maître des mers menaçant, Neptune abyssal au son des sacqueboutes qui l’accompagnent.
La voix assurée de la soprano Mayan Goldenfeld associée à un bel engagement scénique donne à son personnage de Minerve l’autorité de la déesse de la sagesse, conseillère et soutien d’Ulysse. Elle fait preuve d’une grande solidité avec de belles envolées dans les aigus dans son air « Fiamma è l'ira ». Elle interprète également la Fortune dans le Prologue avec un peu moins d’engagement et un chant manquant alors de soutien dans le medium.
Junon est interprétée par Lysa Menu. Plus à l’aise que dans le Prologue où elle joue le rôle de l’Amour, sa voix douce et éthérée aux aigus pointus manque cependant un peu de stabilité et d’homogénéité.
Enfin, le rôle de la Fragilité Humaine ouvrant l’opéra revient au contre-ténor David Hansen qu’il assure d’une voix soutenue mettant en valeur le registre de son aigu lumineux.
Dans un esprit de troupe où chacun apporte une pierre à l’édifice sonore chatoyant, les musiciens de l’ensemble I Gemelli conduit par la claveciniste Violaine Cochard (sous l’œil attentif d'Emiliano Gonzalez Toro, assis côté jardin), assurent la solidité des transitions, la puissance des contrastes, la fluidité du discours. Le continuo très fourni et inspiré est un écrin taillé sur mesure pour chaque chanteur.
Le public venu nombreux dans le grand auditorium de la Cité des Congrès (2000 places), incroyablement silencieux et concentré durant toute la représentation acclame longuement l’ensemble de la production.